#Roman étranger

Le bruit de tes pas

Valentina D'Urbano

"La Forteresse", 1974 : une banlieue faite de poussière et de béton, investie par les plus démunis, royaume de l'exclusion et de la violence où chacun essaie de s'en sortir à sa manière - travail précaire, larcins, deals en tous genres... C'est là que grandissent Beatrice et Alfredo : elle, issue d'une famille pauvre mais unie, qui tente de se construire une vie digne ; lui, élevé avec ses deux frères par un père alcoolique et brutal. Presque malgré eux, ils deviennent bientôt inséparables et s'influencent mutuellement au point de s'attirer le surnom de "jumeaux". Mais ce lien, qui les place au-dessus de leurs camarades comme des sortes de héros antiques, est à la fois leur force et leur faiblesse. Car, parallèlement à la société italienne, touchée par la violence des années de plomb, leurs caractères, leurs corps et leurs aspirations évoluent au fil des ans. Chez Beatrice, courageuse, volontaire, qui rêve de rédemption et d'exil, l'amitié initiale se transforme peu à peu en amour sauvage, exclusif. Chez Alfredo, fragile et influençable, le désespoir s'accentue. Drames familiaux, désoeuvrement, alcool et drogue, tout semble se liguer pour détruire les deux jeunes gens. Quand l'héroïne s'insinue dans la vie d'Alfredo, Bea, tenace, ne ménage pas ses forces pour le sauver, refusant de comprendre que la partie est perdue d'avance. Le Bruit de tes pas, qui s'ouvre sur l'enterrement d'Alfredo, est le récit de ces quinze années d'amitié et d'amour indéfectibles. Un texte intense, à la narration âpre portée par une sobre poésie.

Par Valentina D'Urbano
Chez Philippe Rey

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Genre

Littérature étrangère


Les jumeaux, voilà comment les gens nous appelaient.
Ils disaient qu'on était identiques, même si on ne se ressem­blait pas.
Ils disaient qu'on était devenus le portrait craché l'un de l'autre à force de se côtoyer, deux gouttes d'eau.
J'étais devant l'église.
Les graviers blancs se faufilaient dans mes sandales, me tor­turaient les pieds. Mais je n'y faisais pas attention, je continuais mon chemin jusqu'à l'ombre du parvis.
Vue de loin, l'église du quartier est un énorme blockhaus gris maladroitement encastré entre les immeubles. On dirait qu'on l'a fichée, enfoncée dans un trou trop étroit. Pourtant elle est là depuis des années et, de près, on la voit pour ce qu'elle est : quinze mètres de béton et des petits vitraux apparemment noirs, une porte renforcée, au sommet une croix tordue et toute rouillée qui tient comme par miracle.
On l'appelle la Pagode.
Ici, tout a un surnom. L'église, c'est la Pagode. Le quartier, c'est la Forteresse.
Et nous, on était les jumeaux.
Aujourd'hui aussi on nous a appelés comme ça. Il y avait un tas de gens dans l'église, ils murmuraient tous la même chose. Je ne me suis pas retournée, j'ai parcouru d'un pas lent la nef au sol brillant, et ils se sont écartés devant moi. Ils me regardaient à la dérobée, parce qu'autrement c'est mal.
J'ai eu l'impression d'être importante, au centre de l'attention, et j'ai trouvé absurde que cela m'arrive ainsi. Il me semblait que tous les yeux étaient pointés sur moi, même si les gens avaient l'air hébété, l'air de ne pas savoir quoi faire.
Ne vous inquiétez pas, avais-je envie de leur dire. Personne ne sait jamais quoi faire dans ces cas-là.
J'ai déposé le tournesol sur le cercueil et un baiser à l'endroit qui correspondait probablement à sa tête.
Puis j'ai rebroussé chemin du même pas lent et suis sortie.
Vu du parvis, le tournesol paraissait assez lourd pour tout écraser.
Les gens nous appelaient les jumeaux. Maintenant j'ignore comment ils m'appelleront. Peut-être, enfin, par mon prénom, Béatrice. Un prénom particulier, insolite par ici.
Ma mère l'avait entendu prononcer à la télévision dans un film qui parlait d'une princesse. Qui sait, l'idée de la princesse lui a plu, sans doute - je ne lui ai jamais posé la question.
La journée est belle. Un ciel encore bleu surplombe la Forteresse.
Je suis retournée à l'église et j'y suis restée jusqu'à la fin, assise au premier rang. J'ai écouté la messe, me suis levée aux bons moments, ai fait semblant de prier comme les autres. Malgré la fatigue, l'envie de dormir et la nausée, j'ai simulé la dignité.
J'ai même feint de m'intéresser à cette exhibition ridicule, aux bouquets de fleurs autour du cercueil, à la nef bondée. J'ai esquissé un sourire triste, fait mine d'apprécier les phrases de circonstance et les étreintes pathétiques. Dans le seul but de contenter l'assistance.
Don Antonio a déclaré qu Alfredo était un brave garçon, que tout le monde l'aimait, et que nous devions prier pour son âme sans inquiétude : quand le Seigneur rappelle à lui des jeunes, c'est parce qu'il les aime, parce qu'il tient à leur présence à ses côtés dans le royaume des deux.
Mais j'avais beau m'y efforcer, je n'arrivais pas à me repré­senter Alfredo dans le royaume des deux.
Le curé a continué de parler de lui comme s'il le connaissait depuis toujours et l'avait vu la veille. Il répétait qu'il était bon. Un bon garçon. Bon comme du bon pain. Qu'il avait certai­nement pensé à sa famille et à ceux qui l'aimaient au cours de ses derniers instants.
Et ça, ça m'a rendue dingue.
Alfredo n'était pas bon et personne ne l'aimait, je le sais : quand on est aimé, on ne s'expose pas au risque de mourir seul comme un chien. Quand on est aimé, on a la possibilité de s'en sortir.
Non, Alfredo était un crétin. Il n'a été qu'un imbécile de sa naissance jusqu'à sa mort. Et quand il a crevé, il n'a pensé à rien, il ne s'en est probablement même pas aperçu.
Alfredo ne s'apercevait jamais de rien. Il s'abandonnait aux choses sans opposer de résistance. C'était un geignard, un morveux, ce genre de mec qu'on a d'instinct envie de tabasser, ce genre de mec dont la seule présence vous insupporte. Moi, je le détestais.
Et je l'aimais plus que je ne le croyais. Maintenant je le sais.
Je m'en vais. Ce soir je quitte la Forteresse, ce quartier infect d'immeubles délabrés et de rues poussiéreuses à l'asphalte dévoré par les ans. Malgré son nom désuet, son nom poétique, il n'a rien de noble. Nous n'avons pas besoin d'une forteresse. Les murs ne servent à rien quand c'est contre soi-même qu'on doit se protéger.
Alfredo prétendait qu'il fallait se résigner, se contenter, que vivre dans ce quartier équivalait à s'engager dans un entonnoir : il vous avale et vous empêche de ressortir. Moi, je suis capable de vivre ailleurs, je veux être quelqu'un d'autre, n'importe qui d'autre. Juste différente.
Je ne veux plus avoir sur la peau l'odeur des halls sombres et, dans les narines, la saleté de ces rues. J'en ai assez de regarder ces immeubles blancs transpercés d'antennes illégales, dont le crépi se lézarde, pourrit et tombe en miettes, à l'image de cer­taines vies.
Je refuse d'être la pièce manquante d'Alfredo. Juste celle qui lui a survécu.
Je sais que j'aurai la nostalgie de lui, même si je ne pourrai jamais l'admettre. Je ferai semblant de rien, comme si ces années ne m'avaient pas traversée, comme si je les avais oubliées ou jamais vécues.
Ce soir je m'en irai, je couperai tous les ponts et essaierai d'ou­blier son visage, sa voix, l'endroit qu'il habitait et que j'habite. J'essaierai d'oublier aussi le chemin du retour. Et d'en apprendre un autre, le plus loin possible. D'oublier tout et de ne plus revenir. Je partirai en laissant derrière des morceaux de moi-même et je m'abstiendrai de ramasser les éclats que je perdrai en route.
Je serai bien ainsi. Un être brisé, cabossé, qui ne marche qu'à moitié.
À la sortie de l'église, Arianna m'a rejointe. Je l'ai vue s'écarter de la petite foule qui entourait le cercueil et se diriger vers moi. Elle portait une robe noire que je ne lui connaissais pas. Une robe trop grande, certainement empruntée. Je n'ai pas fait de com­mentaire, je ne lui ai pas dit qu'elle flottait dedans. À vingt ans, on n'a pas de tenue d'enterrement, il faut bien que quelqu'un vous en prête une.
Elle s'est rapprochée, un bouquet de fleurs blanches à la main, les traits tirés, l'air souffrant. Alfredo aurait bien ri : il n'aimait pas les fleurs.
Mais moi, je les aime. Surtout les tournesols. Voilà pourquoi j'en ai déposé un sur son cercueil. Au fond, c'est aussi mon enterrement.
Les yeux d'Arianna étaient rouges et bouffis. Elle avait pleuré sans arrêt pendant la cérémonie.
Pas moi. Je n'ai pas versé une seule larme. Je n'ai rien à pleurer.
« Béatrice, ce n'est pas ta faute, a-t-elle dit, les yeux rivés sur le bout de ses chaussures.
- Non, effectivement. C'est juste sa faute à lui. »
J'ai regardé une nouvelle fois la nef bondée. Dans la pénombre fraîche, six hommes hissaient le cercueil d'Alfredo sur leurs épaules.
Six hommes pour un petit con qui ne pesait pas plus de cin­quante kilos.
J'ai tourné les talons. Ce n'est pas ma faute s'il est mort. Je n'y suis pour rien.
C'est tout ce que je sais, la seule chose que je refuse d'oublier.

Dans mon enfance, je m'ennuyais ferme. Surtout l'été, quand la chaleur vous paralyse et que seules de vieilles rediffusions passent à la télé.
À la Forteresse, il n'y avait pas d'activités. À la mi-juin, l'école fermait ses portes, et les enfants se retrouvaient libres sans savoir comment tuer le temps. Faire des devoirs était hors de question, et aller à la mer constituaient un rêve inaccessible.
On n'en sourirait pas tellement. La plupart d'entre nous n'avaient jamais vu la mer, et de toute façon personne ne partait en vacances dans le quartier. Les vacances, c'était pour les riches.
Mon frère Francesco et moi occupions nos journées avec les copains à nous rouler dans la poussière des terre-pleins enso­leillés. On jouait à cache-cache, à chat perché, on se bagarrait. Nos parents n'étaient jamais là, et on avait donc tout loisir de s'entre-tuer. On rentrait chez nous au couchant, couverts d'écor-chures et de bleus, les vêtements souillés de terre, le visage rouge et moite.
Le soir, quand il faisait particulièrement chaud, ma mère dressait la table sur le balcon avec toujours la même toile cirée à impressions de citrons, du Coca et des bougies pour chasser les moustiques. On avait du mal à se glisser autour, mais on était contents. Ça ressemblait à de vraies vacances. Mon père souriait et affirmait qu'il nous emmènerait à la mer l'année suivante. Il le promettait chaque année. Mais ça ne nous empêchait pas d'être heureux. Les promesses nous suffisaient.
J'avais huit ans l'été où je fis la connaissance d'Alfredo. Mes parents avaient trouvé un boulot saisonnier à l'autre bout de la ville. Mon père comme gardien de garage, ma mère comme femme de ménage. Ils partaient tôt le matin et ne rentraient que le soir, si bien qu'on ne les voyait pratiquement pas.
Mon frère et moi n'avions pas le droit de sortir. On devait occuper l'appartement pour ne pas risquer de le perdre. Car les gens profitaient parfois de votre absence pour forcer les serrures, s'installer chez vous et jeter vos affaires par le balcon sans vous laisser la moindre chance de réagir. C'est ainsi que vous vous retrouviez à la rue du jour au lendemain. Et impos­sible de recourir à la police : d'une part, les patrouilles n'étaient pas autorisées à pénétrer dans la Forteresse ; de l'autre, l'appar­tement ne nous appartenait pas. On l'avait squatté, comme tous les habitants du quartier.
À l'époque c'étaient des appartements neufs, en vente. On n'avait donc chassé personne, on n'avait pas volé le toit d'une autre famille. Ce qui nous rendait moins coupables, dans un certain sens.
Obligés de rester à la maison du matin jusqu'au soir, on imitait la façon de parler de nos parents. On mettait la radio à plein volume, on chantait, on bougeait les chaises, ainsi que papa nous l'avait ordonné : « Faites du chahut. Qu'on vous entende de l'extérieur ! »
Mais on avait beau être libres de faire tout le bruit qu'on voulait, on finissait toujours par s'emmerder.
J'avais donc inventé un jeu.
Un concours entre Francesco et moi. L'un après l'autre, on gravissait l'escalier jusqu'au dernier étage puis le dévalait en sonnant à toutes les portes. On riait des imprécations vulgaires que nous lançaient les autres locataires. Ils nous menaçaient de nous gifler ou de tout raconter à nos parents. Mais ils s'en abste­naient - et on devenait de plus en plus effrontés au fil des jours.
Aucun habitant de l'immeuble n'était épargné. À une exception près. Il y avait une porte au cinquième étage à laquelle nous n'avions jamais eu le courage de sonner.
Dans cet appartement, juste au-dessus du nôtre, vivait un type déplaisant qui ne souriait jamais. Grand, émacié, il portait toujours les mêmes vêtements. Il louchait, donnant l'impression de vous fixer en permanence, et ses yeux vous réduisaient en cendres. Il traînait derrière lui une odeur d'alcool, de saleté, de rues sombres et humides, une odeur si forte qu'on la sentait à un kilomètre.
Il avait trois enfants plus ou moins de notre âge, que nous n'avions jamais vus.
Arrivés une nuit, quelques années plus tôt, ils s'étaient ins­tallés dans l'appartement du cinquième étage, dont ils avaient ensuite changé la serrure. J'avais compris, aux conversations de mes parents, qu'ils venaient des baraques en tôle ondulée qui poussaient comme des champignons le long du fleuve. C'était là que vivaient les véritables crève-la-faim, en comparaison des­quels nous, les habitants de la Forteresse, étions des riches. Au moins, on possédait l'électricité et l'eau courante.
Dans ces baraques, il n'y avait même pas de toilettes. Les gens faisaient leurs besoins dans l'eau, ou dans des trous qu'ils creu­saient eux-mêmes. Quand ma mère en avait assez de nos cris et qu'elle voulait nous calmer, elle menaçait de nous y abandonner. Ça marchait à tous les coups. Nous étions terrorisés par la pau­vreté qu'on entrevoyait depuis les cannaies: par conséquent, nous avions peur des occupants du cinquième étage.
Jamais les enfants de cet appartement n'avaient joué avec nous. On les entendait pleurer, leurs voix et leurs prénoms nous étaient familiers, mais on n'avait jamais vu leurs visages car ils étaient toujours enfermés. Souvent, le père s'absentait des journées entières et il les tabassait à son retour, complètement saoul. Surtout l'aîné, Massimiliano. Ce qui ne voulait pas dire qu'il prenait des gants avec le cadet, Alfredo. Chaque fois que son père le battait, il hurlait comme un cochon qu'on égorge. Ses cris stridents m'empêchaient parfois de dormir.
Des premières années à la Forteresse, il avait gardé une cica­trice blanche qui lui traversait le visage, coupant un de ses sourcils en deux. Un souvenir que lui avait laissé son père la nuit où je fis sa connaissance, treize ans plus tôt.
En ce mois d'août, la chaleur était presque douloureuse et il régnait, je me le rappelle, un silence étrange, artificiel. Chaleur et humidité créaient une chape qui assourdissait les bruits. Il n'y avait dans la rue ni passants ni voitures.
Je fixais sur la fenêtre des yeux écarquillés quand les hurle­ments retentirent.
Ils surgirent du néant. Un long hululement de douleur, suivi de sanglots et du bruit sourd d'objets tombant à l'étage du dessus. De nouveau des cris - des cris plus brefs cette fois, étranglés, qui vous donnaient la chair de poule.
Dans la pièce voisine, ma mère bondit sur ses pieds et s'ex­clama: «Vittorio! Vitto, réveille-toi! Les pauvres gosses... il est en train de les tuer! »
Mon père se leva en jurant et je me glissai dans le couloir. Il boutonnait son pantalon et se dirigeait vers la porte d'entrée en compagnie de ma mère au moment où je les croisai. Ni l'un ni l'autre ne me remarqua.
Un tas de gens, presque tous les habitants de l'immeuble, se pressaient dans la cage d'escalier. Attirés par le vacarme, ils avaient quitté leurs appartements respectifs, le visage bouffi de sommeil, les cheveux ébouriffés, leurs robes de chambre fermées à la hâte sur des débardeurs sales et des pyjamas informes. Ils poussaient et s'entassaient sur le palier mal éclairé en parlant tous ensemble et en agitant leurs cigarettes. La chape de fumée était si dense qu'on avait du mal à respirer. À la faveur de ce désordre, je montai à l'étage supérieur. J'étais intriguée. On avait peut-être commis un meurtre.
Sur le palier sale du cinquième étage, toutes les portes étaient grandes ouvertes.
Au milieu, recroquevillé sur le sol, un minuscule épouvantail pleurait, le visage dans les mains. La première chose que je vis, ce furent ses cheveux. Croyant qu'ils étaient rouges, je les contemplai, fascinée. En réalité, ils étaient couverts de sang.
Ma mère s'approcha avec prudence et posa une main sur son épaule. Il était incapable de bouger : il se contentait de pleurer, terrifié, vous tirant par là même des larmes.
Comme une actrice sur une scène de théâtre, elle lui souleva le menton. Alors apparut son visage: il avait perdu les deux dents de devant, et sur son œil fermé, tuméfié, larmes et sang formaient une croûte.
Seule enfant présente cette nuit-là, j'éclatai à mon tour en sanglots. Sans vraiment savoir pourquoi. M'entendant, mon père se retourna, mais s'abstint de me gronder.
Alfredo, lui, se calma. Il posa sur moi le seul œil qu'il par­venait encore à ouvrir, se demandant peut-être ce que j'avais à gémir. Des deux, c'était quand même lui qui était amoché !
Nous l'ignorions encore, mais cette relation ne changerait pas. Le temps nous l'apprendrait.
Nous n'arriverions jamais à nous comprendre.

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trad. Nathalie Bauer
05/09/2013 238 pages 19,00 €
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