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Marie Tudor. La souffrance du pouvoir

Isabelle Fernandes

Passée à la postérité sous le nom de Bloody Mary, ou Marie la Sanglante, Marie Tudor, fille d'Henri VIII, fait figure de mal-aimée. Du règne bref de cette reine catholique (1553-1558), on rappelle souvent les innombrables bûchers de Londres, la rudesse et l'intolérance religieuse. Si cette légende noire est tenace, il faut bien admettre qu'une partie de son histoire ne joue pas en sa faveur : le supplice de quelque trois cents protestants brûlés vifs et l'alliance avec l'Espagne qui devaient ramener le pays dans le giron catholique, une infécondité tragique et la prise de Calais par les Français en 1558. Au-delà de la comparaison avec la soeur de Marie Tudor, Elisabeth Ire, qui lui succéda, lui opposant l'éclat et le faste d'un règne long, Isabelle Fernandes brosse un portrait plus juste de Marie Ire d'Angleterre, reine méconnue et figure d'exception dans l'histoire anglaise.

Par Isabelle Fernandes
Chez Editions Tallandier

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Royaume-Uni

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Chapitre 1
LE TRÉSOR DU ROYAUME (1516-1524)


Tu auras donc deux cents sentinelles […], que tu te rendras si familières que ni la nuit ni le jour, […] tu ne les laisseras s'écarter de toi […] pour t'abandonner au démon qui, selon le mot de Pierre, « rôde comme un lion rugissant ».

Jean-Louis Vivès, Bruges, 15241.


Lorsque Rosencrantz, l'ami de Hamlet, décrivait le monarque comme « une roue colossale, fixée sur le sommet de la plus haute montagne, et dont dix mille menus morceaux, adaptés et joints, form[ai]ent les rayons gigantesques », il reprenait à son compte la métaphore du corps social (body politic) dont le bien-être (commonwealth) dépendait de son chef2. Il évoquait en outre l'importance du maillage familial dans la destinée des rois : tout souverain s'appuyait sur son appartenance à un lignage dont l'absence d'entrelacs fondait ou renforçait sa légitimité. Héritière royale, Marie Tudor était aussi petite-fille de rois bâtisseurs : du côté de son père, elle descendait d'Henri VII, qui inaugura la nouvelle dynastie Tudor au soir de la bataille de Bosworth, tandis que ses grands-parents maternels, Ferdinand II d'Aragon et Isabelle Ire de Castille, promurent un programme d'unification de l'Espagne. Si ce prestigieux arbre généalogique tend à projeter quelque ombrage, il signale surtout que l'histoire des souverains commence bien avant leur avènement, lorsque des stratégies s'ébauchent et des choix sont faits, parfois dans l'intérêt de tous, souvent au détriment des intéressés. Celle de Marie se mit en marche quand son grand-père Tudor fit tout ce qui était en son pouvoir pour ne pas être un colosse aux pieds d'argile.


Medina del Campo

Le 22 août 1485, un roi s'affaissait pour qu'un homme nouveau s'élevât. Le comte de Richmond devint Henri VII après avoir terrassé Richard III, mettant ainsi un terme à la rivalité meurtrière qui, de façon discontinue pendant trente ans, avait opposé les maisons d'York et de Lancastre, et qui reçut au XIXe siècle le doux nom de « guerre des Deux-Roses3 ». En un temps où l'on était prompt à discuter, que la dynastie Tudor dût son avènement à l'issue d'une bataille suscita une certaine défiance quant à la légitimité du nouveau roi, d'autant que son ascendance semblait quelque peu tortueuse : son père, Edmond Tudor, était le demi-frère d'Henri VI, tandis que sa mère, Margaret Beaufort, était une lointaine descendante d'Édouard III. En janvier 1486, moins de trois mois après le couronnement, le mariage avec Élisabeth d'York, fille de la maison ennemie, ne résolut rien, et, entre 1487 et 1497, les complots se multiplièrent aux seules fins de renverser cet « usurpateur – heureux et grand politique4 ». Afin de mettre un terme au péril dynastique encouru par le nouveau régime, les authentiques prétendants au trône furent exécutés, ainsi que les usurpateurs (Lambert Simnel, Perkin Warbeck et Édouard, comte de Warwick). La naissance en septembre 1486 d'un héritier légitime, Arthur, permit d'envisager l'avenir de façon plus sereine : ce garçon-là ne vit-il pas le jour dans une fleur, la belle rose Tudor ? Trois autres enfants – Margaret, Henri et Marie – vinrent rapidement agrandir la famille et parfaire l'Union des Deux Illustres et Nobles Familles dont le chroniqueur Edward Hall devait se faire le chantre en 1542. Afin d'élargir l'horizon de l'Angleterre tout en consolidant son propre pouvoir, Henri négocia des alliances avantageuses pour ses héritiers, mais surtout pour lui-même : en mars 1489, le traité de Medina del Campo, conclu entre l'Angleterre et l'Espagne, prévoyait le mariage d'Arthur et de Catherine, infante d'Aragon et de Castille, tandis qu'en janvier 1502, le traité de paix perpétuelle signé avec l'Écosse scellait l'union de Margaret et du roi Jacques IV5.
Née en décembre 1485, Catherine (cf. illustration 6, cahier photo) présentait le double avantage d'appartenir à une ancienne famille, les Trastamare, inaugurée par le castillan Henri II le Magnifique près d'un siècle auparavant, et d'être la fille puînée des Rois Catholiques qui avaient l'oreille du pape. On comprend aisément la décision d'Henri VII : pareille alliance ne pouvait que redorer le blason d'un souverain que l'on disait parvenu. Après deux cérémonies de mariage par procuration en Angleterre, la fiancée espagnole arriva enfin à Londres fin octobre 1501 et le somptueux mariage fut officiellement célébré à la cathédrale Saint-Paul le mois suivant. Respectant la coutume qui remontait au XIVe siècle, Arthur reçut le titre de prince de Galles et le jeune couple alla s'installer dans le château de Ludlow dans le Shropshire, près des Marches galloises. Mais les félicités nuptiales furent brèves, Arthur mourut de tuberculose en avril 1502 et sa veuve âgée de dix-sept ans se retrouva isolée dans un pays dont elle ignorait la langue et les coutumes6. Pour des raisons financières et dynastiques, ni Henri VII ni Ferdinand ne souhaitaient rompre les liens établis par le traité de 14897, et la solution qui s'imposa rapidement fut d'arranger un nouveau mariage entre Catherine et le fils cadet Tudor, Henri, qui avait été nommé prince de Galles en février 15038. Les fiançailles des jeunes gens furent solennellement célébrées le 23 juin à la résidence de l'évêque Edmund Audley qui se trouvait depuis peu à la tête du diocèse de Salisbury.
Cette volte-face s'effectua avec une grande aisance. D'après le droit canon, il existait pourtant entre Catherine d'Aragon et Henri Tudor une affinité de premier degré (une parenté par alliance) que l'Église proscrivait. Cette faille légale allait être pleinement exploitée vingt ans plus tard, mais, pour l'heure, on crut l'infante d'Aragon et de Castille qui affirmait que le premier mariage n'avait pas été consommé. Afin de se prémunir de toute suspicion, Ferdinand demanda une dispense pontificale. La donne politique se trouva toutefois quelque peu modifiée en novembre 1504, lorsque la reine de fer Isabelle, qui avait appelé cette alliance de ses vœux, mourut à Medina del Campo, laissant sa fille Jeanne, épouse de Philippe le Beau, à la tête de la Castille. Ferdinand savait qu'avec une simple couronne, il devenait moins désirable aux yeux du roi d'Angleterre, mais c'est en vain qu'il tenta de s'emparer de la régence. Ainsi, bien que la dispense eût été obtenue en 1504, les noces du jeune Tudor furent plusieurs fois repoussées et n'eurent pas lieu du vivant d'Henri VII. À la merci d'un beau-père dont l'historien italien Polydore Vergil déplorait l'avarice maladive9, n'ayant plus de biens à engager au mont-de-piété pour s'acquitter de ses dettes, Catherine se réconfortait en multipliant les actes de dévotion10. Sa délivrance survint le 21 avril 1509, lorsque le roi de cinquante-deux ans disparut pour laisser le trône à son héritier légitime, ce qui en Angleterre ne s'était plus vu depuis le règne d'Henri VI et le début de la guerre des Deux-Roses.

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08/06/2023 400 pages 11,00 €
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