#Polar

Codex, le manuscrit oublié

Lev Grossman

Edward Wozny est un jeune banquier new-yorkais à qui tout réussit. Il est enfin sur le point de prendre des vacances bien méritées quand son patron exige de lui une dernière mission : aider un des clients les plus importants de la banque à ranger et trier sa bibliothèque laissée à l'abandon ! C'est bien la peine d'être un banquier de haut vol pour se retrouver à classer des papiers poussiéreux. Mais Edward n'a guère le choix. On lui demande surtout de rechercher un vieux manuscrit datant du XIVe siècle dont on n'est même pas sûr de l'existence mais qui serait d'une très grande valeur ! Et il se fait aider par une étudiante revêche et érudite, Margaret Napier. Parallèlement à sa recherche, il se prend de passion pour un jeu vidéo. À sa stupéfaction, il découvre des similitudes étranges entre ce jeu et la légende du manuscrit disparu. Il se plonge alors dans une enquête passionnante qui va peu à peu l'amener à douter de tout, avant de percer le secret magistral du Codex...

Par Lev Grossman
Chez Calmann-Lévy

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Genre

Policiers

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Les yeux levés vers le ciel, Edward Wozny se tenait planté au milieu d'une foule de gens qui passaient à ses côtés. C'était une journée chaude et lumineuse. Edward portait un costume gris très cher fait sur mesure, et il fut obligé d'explorer ce qui lui parut être des douzaines de poches intérieures et extérieures de diverses dimensions avant de dénicher le bout de papier qu'il cherchait.
Il le retourna. À peu près rectangulaire, il présentait un coin déchiqueté : c'était un morceau de circulaire récupéré dans la corbeille de son bureau. Au verso du fragment, on lisait : « dans la mesure où tous les détenteurs d'actions ». Au recto, une adresse était inscrite au stylo à bille bleu. Il replia soigneusement le papier et le remit dans la minuscule poche pratiquée à l'intérieur d'une autre poche, où il l'avait trouvé.
Edward consulta sa montre et commença à remonter Madison Avenue, enjambant un panneau qui indiquait STATIONNEMENT INTERDIT que quelqu'un avait arraché du ciment et couché sur le trottoir. Devant une épicerie espagnole, un homme arrosait avec un tuyau des cageots de choux, de laitues et de blettes, emplissant l'air d'une odeur riche et humide de végétaux. Une multitude de petits ruisseaux étincelants coulaient vers le caniveau. Edward posa précautionneusement les pieds entre eux et tourna le coin de la 84e Rue.
Il se sentait bien – ou, du moins, s'efforçait de se sentir bien. Pour la première fois depuis qu'il avait commencé à travailler, il y avait quatre ans de cela, il était en vacances. Il avait oublié ce que c'était. Il était libre d'aller où il voulait, quand il voulait et d'y faire ce qu'il voulait. Il pensait y prendre plaisir, mais, en fait, cela le perturbait. Il ne savait que faire de lui, comment utiliser cet intermède vierge survenu à l'improviste. Hier encore, il était un cadre dynamique et très bien payé d'une banque d'investissement new-yorkaise et, dans quinze jours, il serait un cadre dynamique et très bien payé d'une banque londonienne. Pour l'heure, il était juste Edward Wozny et il se demandait qui il pouvait bien être. Tout ce qu'il savait faire, c'était travailler, et il ne se rappelait pas avoir fait autre chose. À quoi s'occupaient les gens quand ils ne travaillaient pas ? Jouaient-ils ? Et selon quelles règles, dans ce cas ? Que recevaient-ils quand ils gagnaient ?
Edward soupira et redressa les épaules. Il se trouvait dans une rue calme bordée de part et d'autre de luxueuses habitations en pierre à chaux. Une des façades disparaissait entièrement sous une seule et énorme plante grimpante, aussi épaisse qu'un arbre et tortillée comme une corde. Une équipe d'ouvriers en salopette descendait péniblement un piano droit dans un appartement du sous-sol.
Les regardant se débattre avec l'instrument, Edward faillit heurter une femme accroupie sur le trottoir.
« Si tu veux dire ce gros mot devant moi, tu ferais bien de l'employer au sens littéral, lança-t-elle d'un ton acerbe. En serais-tu encore capable ? »
La jupe tendue sur les cuisses, elle se maintenait en équilibre, une main appuyée sur le ciment telle une coureuse en position sur la ligne de départ. Un chapeau crème à large bord lui cachait le visage. À quelques mètres d'elle se tenait un homme aux cheveux blancs et au visage en lame de couteau. Son mari ? Son père ? Les mains légèrement croisées dans le dos, il attendait à côté d'un chariot chargé de malles et de valises.
« Ne fais pas l'enfant, répondit-il.
– Ah, parce que maintenant je suis une enfant, c'est ça ? demanda-t-elle, irritée.
– Oui, exactement. »
La femme leva les yeux vers Edward, qui était plus jeune qu'elle. Elle avait entre trente-cinq et quarante ans, une peau blanche et des cheveux noirs ondulés. Elle était belle – d'une beauté un peu démodée, comme celle d'une actrice du muet. Il voyait le haut de ses seins blancs dans leurs bonnets de dentelle. Détestant ce genre d'exhibition publique – comme si, tournant un coin de rue, il était tombé sur la chambre à coucher d'une inconnue –, Edward essaya de la contourner subrepticement, mais avant qu'il n'ait pu s'échapper, elle capta son regard.
« Dites donc, vous ? Au lieu de vous contenter de rester là à plonger vos yeux dans mon décolleté, vous ne pourriez pas m'aider à chercher ma boucle d'oreille ? »
Edward s'arrêta. Sur le moment, il fut incapable de trouver une réponse simple et diplomatique. Presque n'importe quoi aurait fait l'affaire – une objection polie, un trait d'esprit acceptable, un silence hautain – mais il eut une sorte de passage à vide.
« Bien sûr », marmonna-t-il.
D'un mouvement lent et maladroit, il s'accroupit près d'elle. La femme reprit avec l'homme – son mari, décida Edward – la conversation là où elle l'avait laissée.
« Tout compte fait, je préfère être une enfant qu'un vieux rougeaud ! »
Le sourcil froncé, Edward contempla le ciment brillant du trottoir en feignant d'être devenu complètement sourd. Il avait un rendez-vous quelque part et ses propres affaires à régler.
Toutefois, il ne put s'empêcher de remarquer que le couple était très bien habillé. Doté d'un flair professionnel pour apprécier les revenus des gens, il sentait là de l'argent. L'homme portait un costume d'été d'une coupe parfaite en flanelle légère, la femme une robe crème assortie au chapeau. L'homme était mince. Il avait le visage un peu ravagé. Son teint avait effectivement la couleur de quelqu'un qui aurait passé quelque temps sous les tropiques. Les bagages empilés sur le chariot, en cuir grenu vert foncé, avaient dû coûter cher. Ils étaient de toutes les formes et de toutes les dimensions, depuis de minuscules mallettes cubiques de maquillage jusqu'à d'énormes malles cloutées et des boîtes à chapeaux rondes de la taille d'une grosse caisse. Ils avaient un air désuet. C'étaient soit des originaux, soit de minutieuses imitations dotées du prestige qu'on associe aux transatlantiques du début du XXe siècle – ces paquebots qu'on voyait, dans les vieux films d'actualités, baptisés au champagne sous une pluie silencieuse de confetti.
Une berline aux vitres teintées était garée le long du trottoir. Chaque bagage portait une étiquette marquée d'un seul mot, écrit en gros ou en petits caractères : WEYMARSHE.
Edward décida de rompre son silence.
« À quoi elle ressemblait ? demanda-t-il. La boucle d'oreille, je veux dire ? »
La femme le regarda comme si un shi tzu de passage venait de parler.
« Elle est en argent. L'attache a dû se casser. » Elle s'interrompit, puis ajouta ce renseignement inutile : « C'est un bijou signé Yardsdale. »
Las d'attendre, le vieil homme s'agenouilla à son tour après avoir tiré sur les jambes de son pantalon avec l'air de quelqu'un contraint à un acte très au-dessous de sa dignité. Ils furent bientôt rejoints par le chauffeur, un homme au teint jaunâtre et au menton fuyant, qui regarda précautionneusement sous la voiture. Le portier finit de charger les bagages dans le coffre. Edward perçut chez tous deux, à l'égard de la femme au chapeau, une animosité au moins égale à celle de son mari. Ils faisaient alliance contre elle.
Edward sentit soudain quelque chose crisser sous son talon droit. Levant le pied, il découvrit la boucle d'oreille écrasée. À en juger par sa jumelle encore intacte, elle avait eu la forme d'un délicat sablier. À présent, ce n'était plus qu'un peu d'argent broyé qui ressemblait à s'y méprendre à l'enveloppe d'un chewing-gum.
Bien fait pour elle, pensa Edward. Elle n'avait qu'à ne pas m'entraîner dans cette histoire. Il se leva.
« Je suis désolé, dit-il sans faire le moindre effort pour paraître confus. Je ne l'avais pas vue. »
Il tendit sa paume. La femme se leva aussi, toute rouge d'être restée si longtemps accroupie. Edward s'attendit à une explosion. Mais elle arbora l'expression d'un être recevant le cadeau de Noël qu'il espérait. Lui adressant un sourire éblouissant, elle prit le bijou dans le creux de sa main. À ce moment, Edward remarqua un détail qui lui avait échappé : une goutte de sang tremblotait sur le lobe délicat de son oreille. Juste au-dessous, une trace rouge maculait l'épaule de sa robe.
« Regarde, Peter ! Il l'a complètement détruite ! » Elle s'adressait gaiement à son mari qui, de la main, brossait une poussière invisible sur sa manche. « Tu pourrais au moins faire semblant de t'intéresser à ce qui m'arrive. »
Il jeta un coup d'œil au contenu de la paume de sa femme.
« Joli travail, en effet. »
Brusquement, ils s'efforcèrent à nouveau de sauver les apparences. La femme roula les yeux vers Edward avec une mine de conspiratrice, puis se tourna vers la voiture. Le chauffeur au menton fuyant lui ouvrit la portière arrière et elle monta.
« Enfin, merci quand même ! » cria-t-elle à Edward depuis l'intérieur de la berline.
Le chauffeur lança à Edward un regard d'avertissement, comme pour dire : Voilà, c'est tout ce que vous obtiendrez, puis le véhicule s'éloigna du trottoir avec un petit crissement. S'agissait-il de gens célèbres qu'il aurait dû reconnaître ? Pris dans la portière, un bout de la robe crème de la femme flottait au vent. Edward cria en le désignant du doigt, puis se tut. À quoi bon ? Edward regarda disparaître avec un certain soulagement la voiture qui tournait dans Park Avenue. En même temps, il éprouva à retardement une petite déception. Dans le genre de celle qu'eût éprouvée Alice si se conduisant d'une façon raisonnable et prudente, mais ennuyeuse, elle avait décidé de ne pas suivre le Lapin blanc dans son terrier.
Il secoua la tête et resongea à son affaire. Officiellement, Edward était en vacances. Il disposait de deux semaines de liberté avant d'aller occuper son nouveau poste à Londres. Mais il avait accepté de voir des clients dans cet intervalle. Il s'agissait d'un couple immensément riche qu'il avait lui-même contribué à enrichir encore un peu plus au moyen d'une habile opération qui portait sur des métaux précieux à terme, une chaîne de haras et une énorme compagnie d'assurances aérienne énormément sous-cotée. Pour la mener à bien, il avait dû consacrer un temps fou à d'assommantes recherches. Cependant, après la mise en route de ces divers éléments, tout avait marché comme sur des roulettes, telles des « chaises musicales » à l'envers : quand la musique s'arrêtait, tout le monde restait assis dans une position inconfortable alors que lui était le seul à rester debout, libre de partir avec une faramineuse somme d'argent en poche. Il n'avait jamais rencontré ces clients et ignorait même si eux le connaissaient. Il supposait qu'ils avaient obtenu son nom par son patron – lorsqu'ils lui avaient parlé de cet employé plein d'avenir qui leur avait fait gagner tout ce fric. C'était pour cela qu'ils souhaitaient le voir. Le patron recommandait à Edward de les satisfaire à tout prix. Il avait commencé par protester – à quoi servait d'entrer en relation avec un client alors qu'il allait partir ? – mais à présent, non sans un certain embarras, il constatait que cette mission lui faisait presque plaisir.

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trad. Lisa Rosenbaum
06/06/2007 328 pages 22,40 €
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