#Polar

L'ennemi intime

Ava McCarthy

Parce qu'elle a toujours aimé le risque, Harry Martinez a choisi d'en faire son métier. L'adolescente tourmentée qui passait ses nuits à explorer le cyberespace pour échapper à une vie de famille chaotique est devenue une experte du piratage informatique. Ses frissons virtuels ne deviennent cependant que trop réels lorsqu'un inconnu l'agresse brutalement en mentionnant l'opération Sorohan - une allusion au scandale financier qui a conduit son père en prison six ans auparavant. Harry ne tarde pas à être contactée par "le Prophète", un ancien associé de son père qui prétend avoir été floué par ce dernier. Il laisse quarante-huit heures à la jeune femme pour trouver douze millions d'euros. Ses talents de hackeuse lui suffiront-ils pour se sortir de ce chantage.

Par Ava McCarthy
Chez Presses de la Cité

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Genre

Policiers

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Ce qu'elle s'apprêtait à faire pouvait lui valoir la prison. Dans son métier, ce n'était pas inhabituel, et pourtant Harry avait les paumes moites.
Elle repoussa sa tasse de café puis contempla les portes vitrées de l'immeuble situé de l'autre côté de la rue. L'éclat du soleil d'avril lui écorcha les yeux. La toute première fois qu'elle avait tenté une expérience de ce genre, c'était à l'âge de treize ans, soit seize ans plus tôt, et elle avait bien failli se faire arrêter. Aujourd'hui, cependant, la situation était différente. Aujourd'hui, en principe, elle avait toutes les chances de s'en tirer.
Quand les portes vitrées s'ouvrirent, elle se redressa brusquement. Mais ce n'était que le coursier arrivé à moto qui ressortait — la seule personne entrée dans le bâtiment au cours des vingt minutes écoulées. Harry changea de position sur sa chaise inconfortable en aluminium, certaine qu'elle aurait des rayures style stores vénitiens imprimées sur les fesses.
— Y vous fallait autre chose ?
Le gérant du café se tenait devant elle, trapu comme un bouledogue, les bras croisés au-dessus de son tablier taché. Le message était clair : l'heure du déjeuner approchait, et Harry occupait l'unique table en terrasse depuis près d'une heure. Il était temps de libérer la place.
— Oui, répondit-elle en lui adressant son plus beau sourire. Une eau minérale gazeuse, s'il vous plaît.
L'homme flanqua tasse et soucoupe sur un plateau avant de retourner dans la salle d'un pas pesant. Au même moment, les portes de l'autre côté de la rue se rouvrirent, livrant passage cette fois à un groupe de cinq femmes vêtues du même uniforme bleu marine et vert. Elles s'engagèrent sur le trottoir en s'échangeant une unique cigarette sur laquelle elles tiraient comme des plongeurs qui aspireraient leurs dernières réserves d'oxygène. Harry plissa les yeux pour mieux scruter leurs traits. Non, décidément, elles étaient toutes beaucoup trop jeunes.
Elle s'adossa à son siège puis décroisa les jambes. Ses collants lui picotaient la peau sous son tailleur bleu marine et ses pieds commençaient à enfler. Ce matin-là, elle avait dû choisir entre ses mocassins plats et ses petits talons à boucle dorée, et comme toujours elle avait cédé à l'attrait du brillant. Elle espérait juste qu'elle n'aurait pas à piquer un sprint dans les quarante-cinq minutes à venir.
Tout en se déchaussant sous la table, elle écouta le fracas des fûts que l'on déchargeait dans une ruelle voisine. Une odeur de bière éventée flottait dans l'atmosphère, aussi douceâtre que celle d'un fruit pourri, venue des portes ouvertes du pub le plus proche. Un bus s'immobilisa soudain devant elle, lui bouchant la vue sur l'immeuble d'en face.
Mince, elle aurait dû remarquer cet arrêt avant de s'asseoir... Alors que le moteur tournait au ralenti, les passagers descendirent les uns après les autres. Les gaz d'échappement frissonnaient dans l'air, conférant au véhicule et aux bâtisses environnantes l'aspect d'un mirage. D'un geste impatient, Harry se mit à pianoter sur la table.
Bon sang, est-ce que toute la population de Dublin avait pris ce bus ?
À travers les vitres poussiéreuses, elle tenta d'apercevoir l'immeuble de bureaux au-delà, dont elle ne put distinguer que le haut des portes. Lorsqu'elles s'écartèrent de nouveau, le soleil se réfléchit sur l'encadrement métallique mais Harry ne vit pas qui était sorti.
Le temps de repousser sa chaise, et elle courut sur quelques mètres pour jeter un coup d'œil à l'entrée. Le trottoir était désert.
Harry consulta sa montre. L'heure tournait, et pourtant elle ne pouvait prendre le risque de passer à l'étape suivante. Pas encore.
Enfin, le bus redémarra pour s'insérer dans la circulation, et Harry serra les poings en attendant qu'il s'éloigne. Lorsqu'il lui eut dégagé la vue, elle repéra une femme sur le trottoir d'en face. Elle était plus âgée que le groupe de filles sorti un peu plus tôt — Harry lui donna environ la cinquantaine —, et seule. Juste avant de traverser, elle balaya du regard la chaussée.
Aussitôt, Harry sentit la tension se relâcher dans ses doigts. Malgré ses mèches blondes récentes, la femme ressemblait trait pour trait à sa photographie sur le site web.
Quand elle eut disparu, Harry posa quelques pièces sur la table puis traversa à son tour.
Il régnait une atmosphère plus fraîche et plus calme de l'autre côté des portes vitrées. Harry s'avança vers la standardiste en examinant discrètement la configuration des lieux. Une table basse sur laquelle s'empilaient des revues professionnelles était disposée contre un mur, et deux larges portes à double battant flanquaient le bureau d'accueil. Donc, conclut-elle, si jamais elle devait battre précipitamment en retraite, il lui faudrait ressortir par où elle était entrée.
Harry choisit dans son répertoire l'expression pincée de la femme d'affaires qui n'a pas de temps à perdre.
— Bonjour, je m'appelle Catalina Diego, annonça-t-elle à la fille de l'accueil. Je suis venue voir Sandra Nagle.
Sans quitter des yeux l'écran de son ordinateur, la standardiste répliqua :
— Désolée, elle est partie déjeuner.
— Mais j'avais rendez-vous avec elle à midi et demi !
Son interlocutrice haussa les épaules d'un air indifférent en mordillant l'extrémité d'un stylo. Ce faisant, elle étala son rouge à lèvres — un gloss rose brillant — tout autour de sa bouche.
Harry se pencha vers elle.
— Je suis chargée de la formation au service clients. À votre avis, Mme Nagle sera de retour dans combien de temps ?
La standardiste haussa de nouveau les épaules avant de cliquer sur sa souris. Pour un peu, Harry lit lui aurait arrachée des mains.
— Eh bien, je ne peux pas attendre, décréta-t-elle. Je vais devoir commencer sans elle.
Sur ces mots, Harry se tourna résolument vers la double porte à sa gauche comme si elle connaissait déjà les lieux. De surprise, la fille lâcha son stylo en se soulevant de son siège.
— Hé, je n'ai pas le droit de vous laisser entrer sans l'autorisation de Mme Nagle !
— Écoutez, Melanie, reprit Harry après avoir jeté un coup d'œil au badge de son interlocutrice, il nous a fallu un mois pour nous mettre d'accord sur les dates de cette formation. Si je pars maintenant, il risque de s'en écouler un autre avant que je puisse revenir. Vous voulez vraiment que j'explique à Sandra les raisons de ce contretemps ?
Elle retint son souffle. Si quelqu'un avait essayé de lui forcer la main de cette façon, elle-même aurait sans doute opposé une vive résistance. Mais Melanie se contenta de ciller en se tassant sur sa chaise — une réaction qui, au fond, ne surprit guère Harry. Elle avait parlé à Sandra Nagle pour la première fois ce matin-là, quand elle avait appelé la banque en se faisant passer pour une cliente mécontente. Elle avait trouvé son nom et sa photo sur le site web de l'établissement, dans la section qui vantait les mérites d'un service clients d'une qualité inégalée. Il avait cependant suffi de deux minutes de conversation pour que Harry soit convaincue d'avoir affaire à une garce de première, et l'attitude de Melanie ne fit que la conforter dans son jugement.
Cette dernière parut hésiter encore un instant. Enfin, elle montra un registre sur le comptoir d'accueil.
— D'accord, mais vous devez d'abord remplir ça. Vous inscrivez votre nom, la date, et vous signez là.
Au moment de noter les informations, Harry éprouva une curieuse sensation au creux de l'estomac. Enfin, Melanie lui tendit un badge d'identification avant de lui indiquer les portes sur sa gauche.
— Allez-y, je vous ouvre.
Harry la remercia en se félicitant intérieurement, tout comme son père la félicitait jadis chaque fois qu'un de ses coups de bluff lui valait une victoire au poker. « Rien ne vaut le plaisir de gagner avec une mauvaise main », lui disait-il toujours avant de la gratifier d'un clin d'œil.
Les mauvaises mains ne lui avaient jamais posé de problèmes. Elle agrafa le badge au revers de sa veste puis s'avança dans la direction indiquée. Un déclic lui annonça le déverrouillage du système en même temps qu'un voyant vert s'allumait sur la console murale. Carrant les épaules, Harry poussa les lourds battants. Voilà, cette fois, elle était dans la place.

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trad. Isabelle Maillet
16/09/2010 415 pages 21,50 €
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