I
Il est des hommes que la beauté des femmes électrise, réveillant en eux l'instinct de possession. Elle ne produit chez d'autres, dépourvus de toute imagination, qu'une brève oscillation parmi le flux des informations gérées par leurs cerveaux. D'autres enfin sont tétanisés par ce spectacle.
Ainsi était Laurent.
Quand il les observait, son regard s'affolait. Des mots tendres piaffaient et se bousculaient dans sa tête. Mais si par hasard il lui venait l'idée de se lancer, ils s'égaillaient cédant la place à d'autres, crus, grossiers – une bouffée de trivialité – qui lui brûlaient les lèvres. Alors il se taisait et gardait un silence têtu qui lui donnait l'air presque hostile.
Lorsqu'il avait rencontré Sylvie, sa femme, Laurent avait été incapable de sourire et de prononcer le moindre mot avant qu'elle l'embrasse. Après dix-neuf ans de mariage, il continuait de se comporter avec elle en camarade. Il ne se relâchait que lorsqu'ils faisaient l'amour. Il était alors en proie à une sorte de syndrome de La Tourette amoureux. Il déclamait des bordées salaces qu'elle prenait pour l'expression de son désir.
Le bras du robot s'abaissa devant lui. Des flammèches volèrent. La machine souda les deux pièces en acier inoxydable du compresseur. Le bras se retira. Laurent s'avança, plaqua l'embout de la visseuse électrique sur l'écrou de droite, mit le contact. Il réitéra l'opération sur l'écrou de gauche. Trois pas en arrière. Il appuya sur le bouton du boîtier de contrôle. Cela faisait près de quinze ans qu'il fabriquait des pots catalytiques à la Contilis, l'usine la plus importante de la région d'Alençon depuis la fermeture de Moulinex. La grande horloge accrochée au-dessus de la porte des ateliers indiquait 13 h 40. Dans vingt minutes, il aurait fini sa journée. Il passerait prendre le sapin commandé par Sylvie – dix jours jusqu'à Noël. Le tapis roulant se remit en marche, emporta le compresseur quelques mètres plus loin, devant Blaise, qui vissait les deux écrous arrière et la bague de serrage.
Depuis plusieurs mois, Sylvie parlait de souffler un peu. Sur les conseils de son médecin, elle était allée consulter un psy. Laurent n'avait trop osé rien dire. Si seulement elle s'était décidée à lui parler. Elle n'imaginait pas à quel point il était prêt à tout changer, ses défauts, ses manies – même son caractère.
Sur le mur en face, une affiche montrait un visage dessiné à grands traits rouges qui recevait des éclairs dans ses énormes oreilles. Juste en dessous, en vert, le même visage arborait un casque antibruit et un large sourire. « Petit à petit le bruit tue l'ouïe. » Le casque enfermait Laurent comme dans un caisson. Tout lui parvenait à travers un bourdonnement ouateux. Le battement de son sang lui résonnait aux oreilles.
Habille-toi. Ce soir on sort. L'idée, surgie comme un éclair, lui parut d'une si violente évidence qu'il crut qu'elle allait tout réparer. Pauvres hommes lents à bouger, leur imagination est un bien faible talisman.
Elle lui reprochait de ne plus jamais rien faire. Elle le regarderait étonnée d'abord, puis ravie. Il en était sûr.
« Qu'est-ce qu'on fête ? »
Toi ! Ma princesse, celle sans qui je ne suis rien. Il sourit. Jamais il n'oserait.
Extraits
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