#Roman francophone

L'accomplissement de l'amour

Eva Almassy

Quand trompe-t-on véritablement la personne qu’on aime ? Alors qu’ils sont mariés depuis 25 ans, le couple que forment Béatrice et Angel est menacé par l’usure. La communication n’existe plus et le désir s’est éteint. Béatrice préfère risquer de tout perdre plutôt que d’assister au spectacle de l’effritement. Elle fréquente les sites de rencontre sur Internet, se lie à une mystérieuse Vanessa. Elle entretient aussi une relation par SMS avec un inconnu, jusqu’au moment où elle décide de le rencontrer pour vivre avec lui une histoire d’amour hors du commun. L’accomplissement de l’amour raconte l’exaltation qui précède le premier rendez-vous, la confrontation avec l’homme « rêvé » et l’irruption du mari jaloux qui poursuit sa femme au téléphone avec des appels anxieux et menaçants... Ce roman, réécriture moderne et libre, « dans un autre millénaire », de la nouvelle homonyme de Musil, est une brillante évocation de notre époque, de nouvelles façons de s’aimer, et peut-être de se retrouver.

Par Eva Almassy
Chez Editions de l'Olivier

0 Réactions |

Genre

Littérature française

Elle sort dans la violence, le tumulte, «Tu vas faire la pute », lui crie en cette matinée d'hiver l'homme qui partage encore sa vie, c'est une relation malade, peut-être de malades, une communauté d'intérêts où l'intérêt de la femme compte peu. Elle s'habille, se glisse entre les lambeaux d'injures pour se regarder dans la glace. Une dizaine d'années auparavant, elle avait réussi une séparation, mais l'homme était revenu, un poids mort, toujours à la maison. Il ne l'a plus touchée depuis lors, et depuis plus longtemps même, jamais embrassée.
Béatrice, Béa, Bé (et lui, il s'appelle Angel) met le manteau blanc prévu depuis des jours, ce blanc qui devrait entourer son apparition prochaine à l'extrémité d'un quai de gare, le manteau de la longue attente, censé («Tu vas faire la pute ») tomber à terre dans une chambre d'hôtel, et le blanc se salir, la doublure de soie amortir des caresses insatiables.
I should have changed my fucking lock, chante une voix dans sa tête, et c'est d'un corps dansant qu'elle ôte le manteau blanc, inapte à contenir tant de violence. «Alors les mensonges maintenant, tu mens, tu n'as que des mensonges à la bouche. » Béatrice ne répond pas mais elle a cessé de danser. De toute façon, le manteau blanc n'allait pas du tout, trop habillé pour un mercredi midi, quand bien même ce mercredi serait le jour de votre naissance. Mieux vaudra mettre quelque chose de sombre pour rejoindre l'inconnu, le manteau qu'il avait déjà vu et effleuré, comme si elle était restée tout ce temps enveloppée dans un morceau de cette ancienne nuit. Deux étrangers dans un parc et lui qui ait J'aimerais vous serrer dans mes bras, juste une fois. Mais cela ne s'est pas fait. Le gros sac noir, et l'ordinateur portable dans un sac noir plus petit, et encore un autre sac avec les CD et DVD, et son sac de tous les jours, tous ces contenants remplis de quoi tuer le temps. «Alors donc, aujourd'hui, je suis à Paris, et demain chez Rose. » Angel ne lui dit pas au revoir, il lui dit: «Tu le regretteras. »
Soixante-quinze minutes jusqu'à l'arrivée du train. Dans la ville de l'inconnu, elle avait animé un débat entre un écrivain et un philosophe, et lui, il ne cessait de s'intéresser à elle plutôt qu'aux débatteurs, ce qu'elle n'aurait jamais imaginé. On ignore complètement ce que les autres pensent de nous et cette ignorance nous tient lieu d'innocence. Il l'avait attendue dans le parc, voulait la serrer une fois dans ses bras.
Dès la sortie de sa ville de banlieue, elle prend le télé­phone et appelle. Il n'y a personne sur la route, un grand paysage ouvert, un vide creusé par la mi-février sous la pluie éparse, des champs isolés du ciel, les essuie-glaces réglés à la vitesse la plus lente, et cette angoisse battante, le sentiment qu'elle fait mal à quelqu'un, le souvenir de sa vie commune avec Angel.
«Allô ?»
L'inconnu fait : « Béa ? »
Elle crie presque : « Où êtes-vous ? », et déjà elle désespère, à même pas deux kilomètres de chez soi, l'ancien soi. « Dites-moi où vous êtes », elle crie trop fort pour ne pas entendre la réponse à sa question.
«Je ne suis pas parti. »
« Pourquoi ? Mais pourquoi ? Pourquoi ? »
Il est faible, c'est un faible, elle le savait, il n'est pas parti, au dernier moment il a préféré ne pas prendre le train. Il aurait pu m'envoyer un message, depuis hier soir, je n'avais plus de messages de lui, je vais rouler sans m'arrêter jusqu'à chez Rose, ou bien je fais demi-tour et j'abandonne. Quelque chose de profondément écœurant finit toujours par s'insinuer entre un homme et une femme, « finit » en fait dès les premiers instants, cet écœurement et cette peur, ce doucereux désir.
« Béatrice. Attendez. Béatrice. »
Elle se voit écrire des messages à toutes ses amies, il a finalement préféré ne pas venir, et elle les voit toutes lui répondre, les hommes tous pareils, ils ont toujours peur.
« Je suis dans le train. »
« Quel train ? Dans quel train êtes-vous ? Quel train ? Parlez plus fort, pourquoi n'êtes-vous pas venu ? » Elle crie encore.
« Béa ? Je suis dans le TGV. »
« Alors, je vous attends toujours ? Midi ? À Paris ? À la gare ? Le quai ? Je vous attends à Paris ? » Elle ne devrait plus crier. Faire silence pour lui laisser une chance.
« Oui, à Paris. »
Envie de pleurer de rage, coup d'œil dans la glace, la bouche de Béatrice, lorsque la colère, l'indignation ou d'autres émotions trop violentes la tiraillent, est si rouge, invraisemblable. Il faut rapidement qu'elle se donne une contenance, ne pas laisser l'éclat de son regard s'en aller avec des larmes, ne pas sombrer dans l'abattement. Elle va piocher parmi les fanfreluches d'Eve de son âme et basculer du bon côté. Le téléphone jeté sur le siège, elle accélère, se déroule du paysage comme d'une couverture trop lourde et se réveille à un autre jour, une pluie parallèle, puisque dès ce moment, une deuxième fois, la matinée ne fait que commencer.
À droite, sur l'autoroute tout près, il n'y a visiblement pas grand monde, après l'embouchure du triangle de Rocquencourt, sa vitesse ne sera plus dictée par sa volonté mais par une perte de soi, sa solitude dissoute dans l'allure générale. Pour l'instant, elle voyage, elle se complaît à ne faire que ça, son premier voyage depuis si longtemps. Elle regarde tranquillement la couleur du ciel, tout ce gris que ses yeux ouvrent, tandis que la peur la reprend.
Béatrice pousse le volume de l'autoradio au maximum, le son s'écrase au fond de sa gorge, c'est beaucoup trop fort pour n'entrer que par les oreilles, il n'y a aucune jouissance esthétique dans cette expérience, des cœurs d'hommes et des percussions tombent sur elle, la battent, la frappent de tous côtés, et jamais elle n'est autant femme que dans cet effroi, cet anéantissement de son corps sous les coups de la musique. « La princesse de Galles a dû sentir ce que je sens là, lorsque le médecin a pris son cœur dans sa main, le médecin parisien, lorsqu'il a massé le cœur nu de la princesse à mains nues, le même contact contre nature, qui veut qu'on survive alors qu'on est déjà promis à la mort. » Son chemin mènera tout à l'heure par le souterrain de l'Alma, elle ne voudrait pas être en retard, l'inconnu sera là, à la gare, il plongera sa main dans sa poitrine, il massera son cœur pour le faire repartir.
Pour Béatrice, les hommes n'étaient que quelques-uns. Elle était née pour eux, c'est auprès d'eux, de ce sexe différent, que depuis toute jeune, quatre ou cinq ans, même pas, elle devait découvrir ses secrets. Dans son miroir, à jamais, il faut qu'apparaisse par-dessus son épaule un visage qui ne lui ressemble pas, réfléchi par la même lumière. Cette lumière qui remplit une journée comme l'eau remplit une piscine ou comme l'absence remplit une attente, mais Angel toujours présent, toujours là, jusqu'à l'abus. Un conjoint est un contemporain au sens trop fort du terme, il vous prend votre temps, il le prend pour le sien, il vit dans votre temps, il s'y promène, il nage dans votre journée remplie de lumière et c'est vous qui n'avez plus pied, qui vous noyez, qui ne voulez plus vivre avec cet homme-là, cet homme que vous aimez.
Et l'autre arrive, sans qu'il soit - encore - l'autre, ou même jamais il ne le sera, mais «autre» oui, et si puissamment. Béatrice n'est plus que désir, il y a trois semaines exactement, elle a cédé à l'idée de l'amour, dans la confusion mentale qui régnait sur tout un après-midi de janvier, et ce n'était pas sa tête qui divaguait, mais celle de l'inconnu et encore plus le temps lui-même, un après-midi qui devient fou, ça existe, les heures, les plaques, les failles, les continents d'heures qui dérivent. Mais, données en trop grande dilution, trois semaines sont moins qu'une heure, on ne peut pas vivre trois semaines de façon constamment intense car plusieurs fois par jour on oublie de vivre. En fait, on oublie presque tout le temps, et aussi inconfortable que fût son désir neuf pour l'inconnu, Béatrice vaquait à son ancien quotidien avec Angel.
« L'après diffère de l'avant comme sont bleus les œufs de rouge-gorge. » Pendant leur brève séparation il y a quelques années, Béatrice avait un matin reçu une lettre d'Angel, avec cette phrase sur l'avant et l'après et les œufs bleus et les rouges-gorges. Elle se demandait : le temps ne serait qu'un coloriage ? Personne ne lui avait jamais fait pareille promesse, tout devait être différent et nouveau. De nouveau vivant.
Dès qu'ils s'étaient «remis ensemble» (mais sans se toucher, sans fêter autrement cet événement), Angel lui avait montré une autre lettre, publiée dans les Annales de la Sainte-Enfance en 1870, et qui commençait ainsi : « Deux sœurs jumelles, Travère et Jien (Avant et Après en langue annamite), appartenaient à une famille aisée des environs de My Tho. Etant devenues orphelines en bas âge... » Béa s'était mise à pleurer, comment croire que demain sera rouge quand hier était bleu, si Avant et Après sont sœurs jumelles ? Si on les confond ?
« Les heures avalent nos heures avalent nos heures avalent nos heures... » Elle chante, souvent elle chante ainsi des petites chansons, des non-sens, elle prend une grande inspiration et insuffle la chansonnette maladroite dans l'air du monde, et cette mélodie résonnera une seule et unique fois dans toute la durée de l'univers. Qui connaît d'elle un millième de ce qu'elle fait en une minute ? Rien qu'en comptant les actes les plus typiques, les plus fréquents, ses tics, qui ? De nos galaxies la plupart du temps nous sommes le seul habitant. Dieu tient registre du nombre de nos cheveux au cheveu près, c'est possible, mais de là à nous observer pendant une minute pour de vrai ? Dans le détail intime de ce que nous faisons ? Il ne peut pas, Il ne voudrait même pas, ça ne l'intéresse pas, Dieu, Il est ailleurs. Nous vivons pour rien, sans aucun public, pour personne. Heureux les paranoïaques qui s'imaginent qu'on les observe.
Nous sommes des secrets ensevelis dans nos propres cellules, des espèces de bourgeonnements, des fleurs transparentes. De ce qui nous fait mal, personne ne sait rien.
Depuis trois semaines, Béatrice désirait, désirait, et qui était-elle pour désirer ainsi qui et quoi ? « Ce quai de gare, je vais voir si j'y suis. Il me reste une heure à tirer de mon ancienne vie et l'inconnu viendra me prendre dans ses bras avec la force de la première fois. Mais aussi grande soit sa fougue, je n'y verrai rien d'autre, je verrai uniquement si j'y suis. It's always the same story, le trompe-l'œil habituel de la rencontre, partir dans telle ou telle direction pour voir, pour y voir toujours et uniquement ce qu'on peut découvrir de soi. Va voir si j'y suis, c'est ce qu'on se dit à soi-même — et dans quel réfléchissement, quel miroir, quelle philosophie, quelle thérapie, quelle phrase d'un ami, quel lit de mort d'une mère, si j'y vais, je verrai que j'y suis, que j'y ai toujours été ? Je dirai: oui, c'est moi. Puis je dirai : mais était-ce moi ?»
Elle traverse un village de banlieue parsemé de feux rouges. Ses yeux balayent les talus, est-ce que le printemps a commencé, car notoirement il commence là, sous ce gros châtaignier, c'est là qu'il fleurit en premier chaque année - sauf maintenant. Tandis qu'elle frémit sous les coups de la musique trop forte, elle passe sans y penser les vitesses, est-ce le même corps qui conduit, qui danse, qui subit, et un autre encore qui désire ? Ses actes sont solubles dans sa tête, comme un être endormi qui feuillette les images d'un rêve, ses cellules nerveuses feuillettent les sensations de son corps, ni plus ni moins réelles que les songes. Elles lisent en Bé les petits soubresauts de sa peau et le souvenir des hommes.
Un livre ouvert. Un livre refermé.
Pourtant c'est une nouvelle vérité d'elle qu'elle va chercher sur le quai de gare. Si déterminée. «Je le veux», se disait-elle depuis trois semaines, « le » étant l'inconnu.

Commenter ce livre

 

22/08/2013 109 pages 13,00 €
Scannez le code barre 9782823602685
9782823602685
© Notice établie par ORB
plus d'informations