#Roman étranger

La vie parfaite de William Sidis

Morten Brask

C'est en 1910 à Harvard que William Sidis donne sa première conférence devant un parterre composé de quelques-uns des professeurs et chercheurs américains les plus éminents. Alors âgé de 11 ans, il est déjà étudiant de cette prestigieuse université. Le lendemain, tous les journaux titrent sur le "phénomène" Sidis : lecture du New York Times à 18 mois, maîtrise du latin et du grec, qu'il a appris seul, à 3 ans, rédaction d'ouvrages de grammaire, d'astronomie et d'anatomie à 8 ans, âge auquel il avait même déjà inventé une langue, le Vendergood. D'aucuns prédisent qu'il sera le prochain Newton ou Euclide. Alors pourquoi l'histoire n'a-t-elle pas retenu le nom de Sidis ? Qu'est-il arrivé à cet enfant prodige que ses parents n'ont cessé de pousser ?

Par Morten Brask
Chez Presses de la Cité

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Genre

Littérature étrangère

Downtown, Boston

(1944)

 

 

 

Le ciel est descendu sur Boston. Le brouillard se couche dans le lit des avenues de la ville, mange la cime des arbres, les statues, les réverbères. Il dégouline sur l’asphalte et les pavés, descend dans les caves, passe à travers les grilles des égouts pour atteindre les tunnels du métropolitain. L’air est mouillé, les gratte-ciel disparaissent étage après étage dans l’opacité chargée d’eau. Murs, fenêtres et toitures se fondent dans le gris.

Sur les trottoirs, les passants marchent, courbés, dans les nuages tombés à terre. Ils essuient leurs visages humides avec leurs mouchoirs, se collent aux façades des magasins, se fraient un chemin, concentrés. Le brouillard s’immisce partout, sous le rebord des chapeaux, dans les fibres des vêtements, et couvre de buée les verres des lunettes. Il absorbe les sons, plongeant la grande cité dans un étrange silence. Le claquement régulier des souliers à semelles de cuir, les fenêtres qu’on ferme, les conversations, les moteurs des automobiles, tous les bruits s’évanouissent dans la ville aveugle.

Au vingt et unième étage de la Custom House Tower, au 3 McKinley Square, William Sidis sort du cabinet comptable Lynch & Co. à 16 h 01 précises. Son vieux manteau, élimé par le temps, n’est pas encore boutonné. Son chapeau est profondément enfoncé sur sa tête. Il a à peine franchi quatre mètres après avoir fermé la porte de son bureau que déjà il glisse l’index dans le nœud de sa cravate pour le desserrer.

Comme toujours, il y a la queue devant les ascenseurs. Les employés affluent de tous les côtés. Les hommes portent des gabardines négligemment fermées d’une ceinture souple nouée à la taille, ils fument des cigarettes qu’ils viennent tout juste d’allumer et qu’ils tiennent pincées au coin de la bouche, un œil à demi clos comme ils l’ont vu faire aux stars de cinéma. Les femmes, secrétaires ou sténodactylos, sont vêtues de jupes et de manteaux bon marché aux couleurs pastel. Elles sont parfumées, trop parfumées, elles sentent le Persian Lamb de chez de Raymond, la dernière fragrance à la mode cette année en Amérique. William déteste cette odeur, sa lourde note de violette en tête, qui s’infiltre derrière le globe oculaire et compresse le cerveau. Chaque fois qu’il croise une femme parfumée au Persian Lamb, il retient sa respiration et accélère le pas.

Bourdonnement de voix devant les ascenseurs. Le ton est léger, superficiel. On plaisante, on parle de la journée qui vient de se passer, des collègues, des patrons, du rêve qu’on nourrit de pouvoir un jour s’acheter une automobile. À faible intervalle, les trois ascenseurs arrivent, ouvrent leurs portes et avalent goulûment les employés de bureau. On se pousse, on se bouscule. Il faut entrer avant les autres, avant qu’il n’y ait plus de place et que les portes se referment dans un gargouillis métallique et que les ascenseurs emportent leur cargaison vers le rez-de-chaussée.

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trad. Caroline Berg
06/06/2013 386 pages 21,50 €
Scannez le code barre 9782258099517
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