J’inspire à petits coups délicats, comme un chat, l’odeur qui monte d’une languette de buvard trempée dans une absolue de fleur d’oranger. Cette parure de mariée a beau être un symbole de pureté, elle cache aussi sous sa jupette virginale des allusions plus louches à la nuit de noces, tout comme le jasmin, la tubéreuse ou le gardénia. Car si les parfumeurs réservent depuis des siècles une place d’honneur aux essences aphrodisiaques des fleurs blanches dans leur arsenal, c’est bien parce qu’elles rappellent subtilement la Bête qui se cache en toute Belle. Le parfum, ça se porte sur un corps ; ce sont leurs notes animales qui soudent la chair des fleurs blanches à la nôtre. Il ne ferait pas un peu chaud ici tout d’un coup ?
Tandis que l’odeur suave et narcotique de la fleur d’oranger se déploie, le parfumeur m’en désigne les facettes les plus incongrues. Comme des tours de passe-passe, ses mots font surgir de la mouillette une cosse de petit pois cassée, l’asphalte surchauffé juste avant l’orage, une coulée de cire grasse, une bouffée miellée de pollen. L’absolue de fleur d’oranger est à la fois animale, végétale et minérale ; elle n’a pas tout à fait l’odeur de la fleur dont elle est extraite. Mais le fantôme de cette fleur, flottant au-dessus de la mouillette, suffit à réveiller un souvenir lointain. Je ferme les yeux pour laisser la fragrance imprégner mon esprit jusqu’à ce qu’elle domine toutes les autres odeurs du labo, me ramène à la première fois où je l’ai respirée…
Elle avait alors pour moi un autre nom, plus poétique, légué par les Maures à la langue espagnole : azahar.
Je suis à Séville sous un oranger en fleur dans les bras de Román, l’Andalou vêtu de noir qui n’est pas encore mon amant. Depuis le coucher du soleil, nous regardons les confréries religieuses avec leurs capuches pointues parcourir les ruelles de la vieille ville arabe dans le sillage des brancards en bois doré où se dressent des statues du Christ et de la Vierge. Cette nuit de la Madrugá estla plus longue de la Semaine sainte et la ville tout entière s’est déversée dans les rues : les processions dureront jusqu’à ce que des hirondelles chasseresses zèbrent le ciel d’aurore. Devant l’église, les corps pressés dans la petite place blanche embaument l’eau de Cologne à la lavande. Crachés par les encensoirs, des nuages âcres de résines grésillantes – messages millénaires des hommes aux dieux – percent l’odeur grasse des cierges en cire d’abeille des pénitents.
Sous son dais en velours brodé d’argent, une Madone aux joues piquées de larmes de cristal s’incline vers les lys et les œillets épicés qui débordent de son autel. On la porte dans la chapelle, vers les volutes dorées d’un autel baroque. Les mains de Román glissent sous ma robe en dentelle noire et remontent sur mes cuisses pour aller s’enchevêtrer dans les lanières de mon porte-jarretelles. Son souffle, dans mon cou, sent le tabac blond et le vin de manzanilla que nous avons bu toute la nuit – ici à Séville, la Semaine sainte est une fête païenne : inutile de pleurer et de se repentir, la résurrection est courue d’avance. Quand la foule se meut pour apercevoir une dernière fois la Vierge avant que les portes de la chapelle ne se referment derrière elle, l’église exhale une bouffée froide de vieilles pierres. Plongée dans l’éblouissement des cierges, dissoute dans les nuages d’encens, engloutie à la verticale dans un abîme d’or en fusion, Séville m’offre sa chair parfumée. Román n’aura pas à m’inviter dans son lit à l’aube : il m’a déjà donné la nuit.
Extraits
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