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Bâtisseurs de ponts
Qu’est-ce qui peut bien, durant l’été 1940, pousser un jeune homme de 25Þans à franchir, à bicyclette, la frontière de sa tranquille Suisse ? Pourquoi, au cœur d’une Europe en pleine tourmente, pédale-t-il avec tant d’ardeur vers cette France occupée, écartelée ? C’est qu’il va acheter, en Bourgogne, une maison située à deux pas de la ligne de démarcation. Quelle étrange idée !
Étrangeté supplémentaire: le jeune homme est un futur pasteur suisse qui cherche à implanter une fraternité monastique dans une région anticléricale, aux frontières de son pays et surtout de la tradition de sa propre Église... Voilà qui ne manque pas de poser question ! Durant la guerre, le futur pasteur se fera passeur entre la zone occupée et la zone libre. Mais passeur, il ne cessera, toute sa vie, de l’être entre peuples et religions, cultures et générations.
Plus étonnante encore sera la rencontre ici, quelques années plus tard, d’une poignée de moines inclassablesavec une foule juvénile de plus en plus incroyable. Existe-t-il en France et en Europe d’autres lieux qui attirent autant de jeunes de tous pays et origines, depuis plus d’un demi-siècle ? Les générations passent et les mêmes images défilent. Celle d’une jeunesse joyeuse et remuante, s’interpellant sur la colline dans une délicieuse cacophonie, mais capable de se figer dans un silence impressionnant quand les cloches appellent à la prière. À quoi rêvent-ils aujourd’hui tous ces enfants et petits-enfants des pionniers de la fin des années quaranteÞ? Liés par une même fidélité à ce lieu inspiré, ils suivent la mystérieuse trame d’une histoire riche et tourmentée.
Depuis l’origine, Taizé est un lieu de passage. Se situant sur les marges. Nos propres enfants, qui y sont passés ou y ont séjourné, ne s’y sont pas trompés : aller à Taizé, c’est pour eux se rendre hors de France, sur un territoire où l’on parle toutes sortes de langues. Ils expriment avec fraîcheur cet ailleurs indéfinissable où l’on se sent chez soi tout en ayant l’impression d’être à l’étranger. Même le français, langue commune des frères de la communauté, y est parlé avec l’accent... de Taizé, aux consonances vaguement helvétiques.
Taizé se situe sur toutes les frontières. D’abord géographiquement. Non loin de la Suisse. Et à peine plus loin de l’Italie et de l’Allemagne. La situation topo- graphique de ce village de quelques dizaines d’âmes a sans doute façonné son destin. Ce n’est sans doute pas un hasard si Roger Schutz-Marsauche a jeté son dévolusur cette commune de Saône-et-Loire, à dix kilomètres de l’abbaye bénédictine de Cluny.
La vocation de Taizé, comme celle de son fondateur, qui se fera appeler frère Roger, est de se situer sur les frontières symboliques, de les enjamber, en construisant des ponts. Entre nations, entre confessions, entre cultures et générations, entre le Nord et le Sud, l’Orient et l’Occi- dent... Au risque, d’ailleurs, d’être parfois incompris. Marguerite Léna a eu raison de faire remarquer que «ÞRoger, le passeurÞ», partageait avec Pierre Claverie, l’évêque dominicain assassiné à Oran en août 1996, cette conviction que la place d’un chrétien est d’être sur les lignes de fracture du monde1. Neuf ans plus tard, cet apôtre de la réconciliation a partagé le même destin tragique que le religieux d’Algérie. Le 16Þaoût 2005, il tombait sous les coups de couteau d’une déséquilibrée, durant la prière du soir. Alors qu’il chantait un psaume d’action de grâce, juste avant la lecture de l’Évangile des Béatitudes.
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