#Roman étranger

La lettre à Helga

Bergsveinn Birgisson

"Mon neveu Marteinn est venu me chercher à la maison de retraite. Je vais passer le plus clair de l'été dans une chambre avec vue plongeante sur la ferme que vous habitiez jadis, Hallgrimur et toi". C'est ainsi que Bjarni Gíslason de Kolkustadir commence sa réponse - combien tardive - à sa chère Helga, la seule femme qu'il aima, aussi brièvement qu'ardemment, du temps de sa jeunesse. Et c'est tout un monde qui se ravive : entre son élevage de moutons, les pêches solitaires, et sa charge de contrôleur cantonal du foin dans ces rudes espaces que l'hiver scelle sous la glace, on découvre l'âpre existence qui fut la sienne tout au long d'un monologue saisissant de vigueur. Car Bjarni Gislason de Kolkustadir est un homme simple, taillé dans la lave pétrifiée de sa terre d'Islande, soumis aux superstitions et tout irrigué de poésie, d'attention émerveillée à la nature sauvage. Ce beau et puissant roman se lit d'une traite, tant on est troublé par l'étrange confession amoureuse d'un éleveur de brebis islandais, d'un homme qui s'est lui-même spolié de l'amour de sa vie.

Par Bergsveinn Birgisson
Chez Zulma

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Editeur

Zulma

Genre

Littérature étrangère

Chère Helga,
Certains meurent de causes extérieures. D'autres meurent parce que la mort depuis longtemps soudée à leurs veines travaille en eux, de l'intérieur. Tous meurent. Chacun à sa façon. Certains tombent par terre au milieu d'une phrase. D'autres s'en vont paisiblement dans un songe. Est-ce que le rêve s'éteint alors, comme l'écran à la fin du film ? Ou est-ce que le rêve change simplement d'aspect, acquérant une autre clarté et des couleurs nouvelles ? Et celui qui rêve, s'en aperçoit-il tant soit peu ?
Ma chère Unnur est morte. Elle est morte en rêvant, une nuit où il n'y avait personne. Bénie soit sa mémoire.
Pour ma part, la carcasse tient encore le coup, à part la raideur des épaules et des genoux. La vieillesse fait son œuvre. Il y a, bien sûr, des moments où l'on regarde ses pantoufles en pensant qu'un jour elles seront encore là, tandis qu'on n'y sera plus pour les enfiler. Mais quand ce jour viendra, qu'il soit le bienvenu, comme dit le psaume. C'est comme ça, ma Belle ! Bien assez de vie a coulé dans ma poitrine. Et j'ai eu l'occa­sion d'y goûter — à la vie.
Ah, je suis devenu un vieillard impossible qui prend plaisir à raviver de vieilles plaies. Mais on a tous une porte de sortie. Et nous aspirons tous à lâcher notre moi intérieur au grand air. Mon issue de secours à moi, c'est la vieille porte de la bergerie de feu mon père, celle que le soleil tra­verse par les fentes, en longs et fins rayons entre ses planches disjointes. Si la vie est quelque part, ce doit être dans les fentes. Et ma porte à moi est désormais tellement faussée, branlante et déglin­guée qu'elle ne sépare plus vraiment l'intérieur de l'extérieur. Devrais-je mettre au crédit du char­pentier ce travail bâclé ? Car toutes ces lézardes, ces interstices, laissent passer le soleil et la vie.
Bientôt, ma Belle, j'embarquerai pour le long voyage qui nous attend tous. Et c'est bien connu que l'on essaie d'alléger son fardeau avant de se mettre en route pour une telle expédition. Assu­rément, j'arrive après la soupe en t'écrivant cette lettre maintenant que nous sommes tous plus ou moins morts ou séniles, mais je m'en vais la grif­fonner quand même. Si tu vois cela d'un mauvais œil, tu n'auras qu'à jeter ce gribouillis. Mes paroles partent d'un bon sentiment. Je ne t'ai jamais voulu que du bien, tu le sais, ma chère Helga.
Hallgrimur est mort à la fin de l'hiver. La dernière année, il ne pouvait plus avaler à cause du cancer; on n'arrivait pas à faire entrer quoi que ce soit dans ce grand corps qu'il avait. Il a dépéri entre leurs mains, à l'hôpital. Quand je suis allé lui rendre visite en février, c'était triste à voir. Il n'avait plus que la peau sur les os. Bénie soit sa mémoire.
Béni soit en bloc tout ce qui s'efforce et s'est efforcé d'exister.
Mon neveu Marteinn est venu me chercher à la maison de retraite. Je vais passer le plus clair de l'été dans une chambre avec vue plongeante sur la ferme que vous habitiez jadis, Hallgrimur et toi. Je laisse mon esprit vagabonder alentour, sur ces mêmes collines qui sentaient bon le soleil, il y a si longtemps. C'est à peu près tout ce que je puis faire à l'heure qu'il est.
L'agonie d'Unnur a duré cinq ans, dont quatre et demi avec la ferme volonté de mourir. Je sors de cette période mal en point à bien des égards. Qui comprendra jamais quelle mouche l'a piquée? C'était comme si tout ce qu'il y avait de bien dans sa manière d'être s'était peu à peu mué en récri­minations à propos de choses insignifiantes. Si je renversais du jus de fruit ou heurtais un vase de fleurs en m'occupant d'elle dans la chambre, voilà que j'avais toujours été « un foutu empoté », « inca­pable de faire la moindre corvée ». Était-ce la dureté sous-jacente de son caractère, celle que j'avais soupçonnée, qui faisait finalement surface ?
Elle cessa de se lever et refusait de se nourrir. Au bord de l'inanition, elle s'abandonnait à un mal invisible. La vieille âme que je lui connaissais s'était détériorée. Oui, son âme la quitta. Elle devint revêche et blessante, quels que fussent les soins qu'on lui prodiguait. Elle devint tout simplement une grabataire, grièvement atteinte en plus. On ne peut juger un malade comme on le fêrait d'un bien portant. Je voyais le bleu de ses yeux s'assombrit et noircit comme le ciel au-dessus des montagnes. Au point où elle en était, j'éprouvais la nécessité de lui tenir compagnie. Elle paraissait fâchée de sa situation, fâchée d'avoir été lancée dans cette existence pout commencer, et fâchée de la façon dont sa vie s'était écoulée. Tout ce que je récoltais pour ma peine, c'était d'être traité de vrai salaud pour l'avoir menée en bateau toute sa vie. Je ne l'avais jamais aimée, disait-elle. Comme ça, froidement. Et elle détournait les yeux.
Je lui ai pourtant témoigné toute la sollicitude dont j'étais capable. Je lui achetais des revues et des boîtes de chocolats. J'ai sorti des photos de nous faisant les foins à Grundir, des photos de la vieille ferme, des tréteaux de séchage fléchissant sous le poids des lumps et du poisson suspendu, du ramassage du duvet d'eider et des petits maca­reux sur les îlots, moi en train de racler une peau de phoque ou de réparer la barque dans le hangar, Unnur sur le tracteur avec le lait dans le compartintent à l'arrière, bref de tout le soleil qu'il m'a été donné de photogtaphier dans cette vie avec mon vieux Polaroid. On t'apercevait sur une photo. Elle datait d'avant la naissance de Hulda et nous fau­chions le pré de compagnie. Elle a pointé le doigt sur toi et a dit :
— C'est elle que tu aurtais dû prendre. Et pas une brebis stérile comme moi. C'est elle que tu as toujouts voulue, pas moi.
Elle a repoussé l'album. Elle fixait le pied du lit de ses yeux vides. Cela m'a fait mal au cœur pour elle. J'ai senti que j'aimais cette pauvre moribonde, cette femme agonisante qui n'avait pour ainsi dire personne au monde. Il m'a paru que j'avais eu raison de croupir dans mon coin avec elle pendant toutes ces années. Sinon, qui se serait occupé d'elle ? Des larmes ont foulé le long de ses joues comme de toutes petites vagues de chagrin. À l'extérieur de la maison de retraite, c'était le soir, la circulation avait presque cessé. La lueur d'un réverbère entrait dans la chambre et faisait luire ses joues mouillées de larmes.
Et puis elle est morte. Au milieu de la nuit. Dans un rêve.
Le vieux spectre que je croyais depuis longtemps exorcisé s'est réveillé en Unnur. Cette chimère éla­borée naguère par les gens de la commune, par pure saloperie. Oui, voilà-t-il pas que resurgit en elle le complexe de l'héroïne de saga, cette maudite tare islandaise qui consiste à ne jamais pouvoir se débarrasser du passé ni à pardonner quoi que ce soit. À la maison de retraite j'étais maintenant devenu « le maquereau, le faux jeton et l'infidé­lité en chair et en os », et elle s'est mise à décrire pour moi dans les moindres détails la jouissance que j'étais censé avoir tiré de toi à chaque expé­dition de rassemblement des moutons. Ça m'a fichu un coup. Une chance qu'ils n'aient pas été nombreux à l'entendre quand elle s'est mise à hurler que je t'avais prise par-derrière en pétrissant tes seins lourds avec concupiscence et forniqué avec de telles secousses que ça faisait claquer tes fesses. C'étaient ses mots : tes seins lourds. Ces crises s'achevaient par des pleurs où elle s'accusait d'être une brebis stérile bonne à mettre au rancart. Et même quand elle me traitait de feignant qui n'avait jamais réussi à faire ses preuves d'éleveur ni de fermier — alors que tu sais bien, Helga, que je ne me suis jamais tourné les pouces, sauf la semaine où une pneumonie m'a cloué au lit — eh bien, ça me faisait moins mal que ces accusations qui ont remis du sel dans la plaie, ouverte il y a si longtemps pat la rumeur publique.
Quel a été l'incident qui, sans avoit jamais eu lieu, a pu susciter la médisance et entraîner des conséquences aussi mauvaises — non, bien pires ! — que s'il s'était vraiment produit ? Peut-on tracet la ligne entre ce qui s'est véritablement passé et ce qui se serait passé selon les colpoteurs de ragots traînant dans les cuisines, mis en verve à grand renfort de café et d'insinuations ? Qu'est-ce qui n'a nullement eu lieu en ce jour de la Saint-Lambert 1939 — tout en se produisant malgré tout dans l'es­prit des mauvaises langues ?
Etait-ce aptes que les autres eurent dépassé le vallon de Hôtgsdalut pour dispataître derrière la colline de Framnes que j'aurais descendu tout dou­cement la pente afin de te rejoindre dans le creux herbeux de Steinhùsbakkat ? Et nous aurions marché ensemble et causé, évoquant la belle toison des moutons venus de la montagne cette année-là, la blancheur des agneaux, leur rondeur et leurs belles petites têtes. Et moi, contrôleur cantonal des réserves de fourrage, j'aurais exprimé ma convic­tion que les fermiers ne réduiraient pas leurs bêtes à la famine cette année-là, tant il y avait de foin. J'aurais alors évoqué la marque d'oreille de tes moutons — encoche à la pointe et crans opposés — et tu m'aurais demandé comment était la mienne, déjà ? Bord tranché à gauche, pointe encochée et cran à droite. C'est bien ça. Ensuite nous aurions échangé quelques mots sur Bassi, le bélier repro­ducteur qu'on nous avait prêté à Fljot, dans l'est, commentant la largeur de son poitrail et la mus­culature de son échine. Après ces mots sur le bélier, le vertige glucose du désir se serait propagé dans mes veines et j'aurais effleuré les mèches de tes cheveux en les comparant à la neige qui vole sur les pentes de la montagne, et toi, dans un rire, tu aurais dit : « Bjarni, arrête ! »
Ensuite je t'aurais embrassée, des attouchements hâtifs auraient eu lieu avant que je ne baisse mon froc tandis que tu relevais ton pull de grosse laine pour dénuder tes seins et là, mes cuisses couleur d'aspirine se seraient mises à claquer contre toi, tandis que le courlis roucoulait dans l'air lourd du parfum de la bruyère, et nous deux, pauvres créa­tures, là, dans le creux, n'en aurions plus fait qu'une, l'espace d'un instant, jusqu'au dernier soupir de la montée de la sève, quand la gelée blanche aurait dégouliné sur la face interne de ta cuisse pour tomber sur quelques brins d'herbe sèche, seuls témoins de l'embrasement qui nous avait saisis.
Voilà ce qui se serait passé, en tout et pour tout.
Doit-on s'étonner que de telles choses arrivent ? La nature tout entière ne fait-elle pas en sorte de favoriser ce gente de rencontres inopinées ?
Et les gens de cancaner comme il se doit dans les cuisines. Mais cela n'autait eu aucune consé­quence fâcheuse, car tout penaud, je me serais empressé de demander humblement à ma chère Unnuf de pardonner ce faux pas — ce qui aurait sans doute été plus de son goût que l'attitude de défense hostile que j'adoptai face à tous les ennemis que je voyais, désireux de m'en faire baver en propageant des ragots. J'aurais même prétendument essayé de faire amende honorable en témoignant plus de tendresse à mon épouse, me rendant compte que cette vie terrestre ne pouvait se résumer à plaquer son ventre contre celui d'une autre, mais bien plutôt à témoigner de l'affection et de la sollicitude à ses proches. Toi et moi aurions prétendument donné libre coûts à notre désir une fois pour toutes et puis basta ! — la page une fois tournée, je me serais mis à penser, à aspirer à autre chose.
La vétité est que rien de tout cela arriva. Nous ne nous sommes pas retrouvés au creux d'un vallon comme l'imagineront ceux qui en ont répandu le bruit. Comme tu sais, le hasrd a voulu que nous soyons redescendus bons derniers de l'expédition de recherche des bêtes et que nous nous soyons rencontrés au col qui domine le parc de tri des moutons. C'est pout cela que nous avons dévalé la pente ensemble. Il rien a pas fallu davantage pour que l'idée germe dans l'esprit des gens, avec tous les halètements et soupirs de jouissance qui s'en­suivent. Comment mettre le holà à l'imagination de celui ou celle qui nourrit de pareilles reprérsentations ? C'est ainsi que notre prétendu abandon à la passion torride se propagea comme une traînée de poudre jusqu'à ce que la rumeur atteigne ma propre maison. Je venais de rentrer, échappant au vent du nord glacial de ce printemps-là et je me frottais les mains en pestant contre ce froid inhabituel au moment d'entrer dans la cuisine où Unnur était penchée au-dessus de ses casseroles.
— Va donc coucher avec elle pour te réchauffer, elle t'attend sûrement en face, les jambes écartées !
Je suis d'abord resté interdit en entendant cela. Puis j'ai explosé. J'ai flanqué une gifle à Unnur en lui disant de faire gaffe à ses paroles. Elle a rougi, puis elle s'est mise à pleurer, un vrai déluge, en se traitant de pauvresse stérile. Elle a dit qu'elle ne comprenait pas pourquoi je la gardais. Que je ferais mieux de la laisser partir. Que c'était toi que j'aimais et pas elle. J'ai dit non. Elle a dit qu'il valait mieux que je divorce et que je te prenne pour femme à sa place. Qu'elle avait bien vu comment je te regardais, tandis qu'elle, je ne la regardais jamais comme ça. Que j'avais envie de toi. Et puis elle a couru s'enfermer dans le placard. J'ai dit : Non et non. Jamais de la vie !
Elle a crié derrière les portes et pleuré avec des sanglots étranglés, comme si elle voulait les ravaler, ce qui les rendait encore plus déchirants. Je suis resté pétrifié, assis sur le lit conjugal. Les yeux rivés au sol, je me suis demandé s'il n'était pas temps de raboter ce satané plancher. Les foutues lattes usées se fendillaient et on risquait de se fourrer des échardes dans la plante des pieds.
J'en ai eu gros sur le cœur quand la médisance a fait son chemin dans la contrée, ou plutôt, comment dire, la médisance a gonflé sa grosse bulle autour de mon cœur. Je n'avais plus de goût aux travaux ni aux jours, j'étais devenu impatient et irritable, incapable de gérer ce qui remuait en moi. Il me semblait qu'on me regardait avec défiance. « Salopard de coureur de jupons », voilà ce que je lisais dans le regard en coulisse des gens du cru lorsque j'allais à la Coopérative ou à l'église. Unnur s'éloigna de moi, c'est vrai que ses pleurnicheries à la maison me rendaient arrogant et irascible.
On eût dit qu'une bestiole s'agitait en moi, s'évertuant à imbiber de suc gastrique l'incident suave qui était sur toutes les lèvres et que je n'avais pas eu la chance de vivre, bien qu'il me fût imputé. Je me mis à avoir envie de toi, Helga. C'est que tu étais tellement bien faite, aussi ; pas étonnant qu'on s'employât à propager de tels ragots. Les fau­teurs de troubles dévoilaient là leurs propres fantasmes.
Chaque fois que je passais par votre ferme, à Hallgtimut et toi, pour vous apporter des remèdes, du vermifuge pourt les bêtes, ou n'importe quoi d'autre qu'un ami, voisin et contrôleur des réserves de fourrage pouvait procurer, et que Hallgtimut était parti dresser des chevaux dans les fjords de l'est et « monter plus d'une pouliche», comme tu disais, seule à la ferme avec vos deux enfants, eh bien mes pensées, elles étaient au ras des pâquerettes. Dieu sait à quel point mon âme était réduite à peu de chose, suite à la propagation de ce non-événement. J'étais plein d'amertume de me voir accuser sans avoir pu goûter à la douce et purifiante saveur du crime.

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trad. Catherine Eyjólfsson
22/08/2013 131 pages 16,50 €
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