#Roman francophone

Le garçon incassable

Florence Seyvos

" Ce matin, elle a la chambre d'hôtel pour elle toute seule. Elle est à Los Angeles ." Lorsqu'elle arrive à Hollywood pour y mener des recherches sur la vie de Buster Keaton, elle ne sait pas encore que son enquête va la conduire au plus près d'elle-même, réveillant le souvenir d'Henri, ce frère " différent " qui l'a accompagnée pendant toute sa jeunesse. Henri et Buster ont en partage une enfance marquée par des expériences physiques très brutales, une solitude inguérissable, une capacité de résistance aux pires épreuves, une forme singulière d'insoumission. Et une passion pour les trains. À travers leur commune étrangeté au monde (ne passent-ils pas tous deux pour des idiots ?), et cette fragilité qui semble les rendre invulnérables, Henri et Buster sont peut-être détenteurs d'un secret bouleversant. C'est ce mystère qu'éclaire Florence Seyvos dans ce roman dense et subtil.

Par Florence Seyvos
Chez Editions de l'Olivier

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Genre

Littérature française

Ce matin, elle a la chambre d'hôtel pour elle toute seule. Elle est à Los Angeles, elle a mangé du pain perdu, french toast, ce qu'elle ne ferait jamais en France, ni chez elle, ni à l'hôtel. Ensuite elle a étalé ses affaires partout et s'est demandé comment elle allait s'habiller. Sur la table de nuit est posée une feuille de papier sur laquelle il est écrit : La maison où a vécu Buster Keaton est au 1018 Pamela Drive. Il a également vécu au 1004 Hatford Way. Il s'agit d'une résidence privée et on ne peut la visiter. En espérant que ces informations vous seront utiles... Suit le nom du propriétaire de la maison de Pamela Drive, orthographié de deux façons différentes, l'une avec deux t, l'autre avec th. Si elle doit le prononcer, il faudra choisir entre les deux prononciations, et donc prendre un risque. C'est embêtant. Mais elle n'ose pas déranger de nouveau la personne qui lui a si gentiment procuré les adresses.
Elle se regarde dans la glace, ses mains disparaissent entiè­rement dans les manches du peignoir. Elle s'assoit, prend un stylo et fait son exercice de convergence. Elle tend le bras, met la pointe du stylo bien en face de ses yeux et la fixe tout en la rapprochant lentement du bout de son nez. À trente centimètres du nez, le stylo se dédouble inexorablement. Il faut forcer sur les yeux pour que les deux pointes reviennent l'une sur l'autre.

Avant, elle le faisait tous les matins. Elle en a perdu l'habi­tude et depuis, son œil droit s'éloigne de plus en plus. Il dit sérieusement merde à l'autre. Quand a-t-elle cessé de faire son exercice tous les matins ? Depuis qu'elle a un fiancé. Elle trouve qu'elle n'a plus le temps. C'est d'autant plus idiot que son fiancé aime beaucoup la voir faire son exercice.
— Mais qu'est-ce que tu vois, avec cet œil-là ? lui demande -t-il souvent.
— Je vois sans voir. Mon cerveau dit à mon œil : toi, ce que tu vois, je m'en fiche, je ne le regarde même pas.
Pour choisir comment s'habiller, elle fait coulisser la fenêtre et passe son bras dehors, jusqu'à l'épaule. Il fait chaud, au moins trois degrés de plus qu'hier. À Paris, elle ouvre les deux battants et se penche au-dehors, les bras ouverts. L'estimation de la température est bien plus juste. Encore une chose que son fiancé aime regarder et qu'elle ne fait presque plus, justement parce qu'elle est regardée. Résultat, elle choisit moins bien ses vêtements et — hor­reur — elle transpire.
Elle est nerveuse, jette un coup d'œil toutes les trois minutes sur la feuille où sont imprimées les adresses. Après une étude approfondie du plan, elle s'est aperçue que les deux maisons étaient peut-être très proches l'une de l'autre. Sa voix inté­rieure répète : c'est dingue, je suis à Los Angeles. Mais d'un ton calme parce qu'il ne faut pas trop s'exciter. Elle vérifie pour la cinquantième fois qu'elle a bien toutes ses affaires, de l'argent, les adresses, le plan, un carnet, l'adresse de l'hôtel. Elle quitte la chambre et prend un taxi. C'est dingue, j'ai réussi à prendre un taxi. Ne pas trop s'exciter, ne pas transpirer. Le taxi arrive à Beverly Hills. C'est dingue, je suis à Beverly Hills. Elle demande au chauffeur où est-ce qu'elle pourra trouver ensuite un taxi pour rentrer, il lui donne sa carte, ça la rassure. Pamela Drive se termine en impasse. C'est un nid de luxe et de calme. Ciel bleu, arbres verts. Aucun bruit de voiture. Même le taxi qui s'éloigne est soudain totalement silencieux. On n'entend que des chants d'oiseaux empreints d'une joie et d'une sérénité particulières. Un écureuil traverse, puis un deuxième. C'est bon signe, se dit-elle. Elle fait semblant de prendre son temps, regarde autour d'elle ces arbres qui ont l'air de n'avoir jamais manqué d'eau de leur vie, les murets d'un blanc éclatant, les grilles qui semblent avoir été repeintes la veille. Elle remarque que la plupart des maisons n'ont pas de numéro. En tout cas, il n'y a pas de numéro 1018. Elle revient lentement en arrière, trouve le numéro 1012. C'est une villa qui disparaît presque entièrement derrière les arbres et les buissons. La maison voisine est beaucoup plus modeste, peut-être une maison de gardien. Sous un petit hangar, un homme âgé se repose dans un transat en buvant une bière, c'est un Afro-Américain. Il la regarde passer. Ils échangent un petit signe de tête. Quelques maisons plus loin, elle arrive au croisement avec Hatford Way, qui est tout aussi avare en numéros. Le 1004 doit être là, d'un côté ou de l'autre du croisement. C'est peut-être cette immense maison au style pompier, sur une grande pelouse dégagée. Elle lui rappelle une image entrevue dans un documentaire, il faudra qu'elle revoie cette vidéo. C'est la maison d'un homme qui dit à sa jeune épouse : « Tu vois, j'ai acheté la plus grande et la plus belle. » L'autre maison est plus discrète et n'a pas d'entrée visible, il est impossible de savoir à quelle rue elle appartient.
Elle repart dans Pamela Drive. Le monsieur est toujours là. Il la suit des yeux. Quelle animation, ce matin, dans Pamela Drive. Pour le numéro 1018, il n'y a pas de doute possible, c'est forcément la dernière maison à droite. Elle est invisible. On ne voit qu'un immense portail aveugle, de presque trois mètres de hauteur.
Elle s'approche avec hésitation. Cherche une sonnette, pas de sonnette. Une voix sortie d'un haut-parleur la fait sur­sauter : « WHATDO YOU WANT? » Une voix d'homme, sèche, presque menaçante. Elle découvre un haut-parleur sur sa gauche et s'adresse stupidement à la petite boîte métallique, comme si l'homme était enfermé à l'intérieur :
— Good morning, sir. I'm sorry to disturb you. Does Mr G. live hère ?
- PRESS THE BUTTON! PRESS THE BUTTON ! crie la voix.
Sous le haut-parleur, il y a un gros bouton rouge. Elle appuie sur le bouton et le maintient enfoncé tout en parlant :
— Good morning sir, I'm sorry to disturb you. Does Mr G. live hère ?
- YES.
— I'd like to speak with Mr G, if it's possible. I'm a french writer (pauvre idiote). I'm writing a book about Buster Keaton (pauvre idiote).
- WATT!
Pendant un long moment, elle n'entend plus que les oiseaux. Un pinson se montre particulièrement encourageant.

Puis dans l'immense portail en fer s'ouvre une petite porte. Un homme apparaît. Elle ne sait pas si c'est l'homme qui lui parlait dans le haut-parleur. En tout cas il a l'air très aimable. Peut-être se radoucit-il quand il quitte son poste de surveillance et se trouve en face d'une personne de moins d'un mètre soixante, par un matin de printemps, au milieu des chants d'oiseaux. Ou peut-être le cerbère du haut-parleur a-t-il jugé qu'on pouvait envoyer un interlocuteur non armé discuter à la porte. Elle reprend son petit discours, précise qu'elle ne demande pas à visiter la maison, juste à la voir de l'extérieur, si c'est possible, et à s'entretenir quelques instants avec le propriétaire. Elle s'excuse toutes les trois secondes, répète qu'elle ne veut surtout pas déranger. L'homme lui répond que le propriétaire est absent, qu'il sera de retour ce soir, et lui demande de laisser ses coordonnées. Elle écrit son nom, l'adresse et le téléphone de l'hôtel, son numéro de portable. L'homme la salue avec courtoisie et disparaît en refermant la petite porte. Ses jambes tremblent un peu tandis qu'elle remonte Pamela Drive. Le monsieur est tou­jours là dans son transat, de nouveau ils échangent un petit signe. Il semble s'attendre à ce qu'elle s'approche, alors elle s'approche et lui explique qu'elle est venue pour voir la maison de Buster Keaton.
— La dame chez qui je travaille, dit-il, a longtemps travaillé pour Buster Keaton.
— Does she talk about him sometimes ?
— She says he was a very nice man,
Il lui propose de noter le numéro de téléphone de cette dame. Elle le note avec gratitude, mais sent bien qu'elle n'osera pas appeler. Que pourrait-elle lui demander ? S'il était gentil ? Tout le monde dit qu'il était gentil. A nice mon, a very nice man. Une anecdote, peut-être ? À quoi bon une anecdote ? Pour pouvoir dire : je suis allée à Los Angeles et figurez-vous que j'ai rencontré un homme qui travaillait pour une dame qui avait longtemps travaillé pour Buster Keaton et qui m'a raconté cette anecdote. Pourquoi est-elle venue ici ? Pour presque rien. Pour croiser dans l'air, sous les feuilles, quelques microparticules que Buster Keaton avait lui aussi croisées. Un grain de poussière qui aurait touché sa main ou ses chaussures. Elle déplie les doigts pour attraper le grain de poussière. Elle est contente d'être venue. Elle se souviendra des deux écureuils et du monsieur dans son transat. Et de toute façon, ce qu'elle cherchait était arrivé à l'improviste, la veille au soir. En quittant le restaurant, dans la voiture de leur ami Alex, ils étaient passés devant les studios de Keaton. « Vous les imaginez, là, Keaton et Arbuckle, fumant une cigarette sur le trottoir ?... » avait dit Alex. C'était un bel immeuble tout simple, éclairé par un réverbère dont la lumière donnait à la façade une jolie couleur ocre jaune. La rue était déserte et la voiture avait ralenti. Keaton et Arbuckle étaient là, dans la nuit calme, dans les microparticules de lumière de ce réverbère. Ils étaient parfaitement là, dans leur absence. Et longtemps elle avait regardé à travers la vitre arrière, jusqu'à ce que l'immeuble ait complètement disparu et se soit imprimé tout au fond de sa tête.

C'est un portrait en noir et blanc. Un garçon brun, souriant, en T-shirt rayé, les mains sur les hanches, regarde droit dans l'objectif. Il a de grands yeux sombres, des traits réguliers. Son visage reflète un mélange de douceur et de détermination, et il y a quelque chose de légèrement frondeur dans son regard et son attitude. On ne sait quel âge lui donner, douze ans ? dix-sept ans ? Ses traits sont encore enfantins, son expression presque celle d'un adulte. Je connais cette photo depuis tou­jours. Elle est accrochée dans la chambre de mes parents. Elle est dans l'appartement de ma grand-mère, à Lyon, et aussi dans sa maison en Savoie où nous passons l'été. Elle est en petit format dans le portefeuille de ma grand-tante.
J'ai huit ans, et chaque fois que je regarde cette photo, j'essaie d'imiter le regard et l'attitude du garçon. Je commence par placer fermement mes mains sur mes hanches et je n'en reviens pas de la sensation de confiance que j'éprouve. Ce ne sont que mes mains. Mais elles me tiennent comme si elles appartenaient à quelqu'un de plus grand et de plus fort que moi. Les mains sur les hanches, je me sens grisée par un sentiment de quasi-invincibilité. Mais pourquoi est-ce que je ne place pas mes mains plus souvent comme ça ? La vie serait tellement plus agréable. Je relève le menton, je souris, le regard droit. Je cours me mettre devant le grand miroir de la salle de bains pour vérifier la ressemblance. Le regard n'est pas assez intense, pas assez déterminé. J'y suis presque... ça y est, je lui ressemble.
Un soir où ma mère est près de moi devant le miroir, je lui demande :
— À qui je ressemble ? Elle ne voit pas. J'insiste :
— J'imite quelqu'un. C'est facile, regarde.
Elle ne voit toujours pas, comme c'est étrange. La ressem­blance est pourtant criante.
— Tu ne trouves pas que je ressemble à Henri ?
Henri était son frère, mon oncle. Je n'ai qu'un seul sou­venir de lui, très vague. Nous étions allés lui rendre visite dans une sorte d'hôpital où il vivait. Sa chambre était étroite, peut-être mansardée car je me rappelle qu'il y faisait sombre. Il était assis sur le lit, il était souriant, cela j'en suis sûre. Je ne me souviens de rien d'autre. La photo au T-shirt rayé est pour moi bien plus réelle, sa présence bien plus forte que cet unique souvenir. Au travers de cette photo, Henri est devenu, avant même la date de sa mort, un fantôme amical et mystérieux. Dès que je regardais la photo, ses yeux me parlaient. Mesure-toi à moi, me disaient-ils.
On me racontait souvent l'histoire d'Henri, c'était une histoire douloureuse, et toujours la photo semblait venir la démentir. Henri était né au début de la guerre. L'accouche­ment avait été long, et la sage-femme s'était absentée un moment pour aller voir son mari en permission. Elle s'était aperçue trop tard que le bébé souffrait. Le cordon ombilical lui serrait le cou. Il était né sans émettre le moindre cri, on n'avait pas laissé ses parents le voir. Lorsqu'ils le découvrirent, le lendemain, sa peau avait à peu près la couleur de la tôle : un bébé gris. Pendant des mois et des mois, le petit Henri hurla, le jour, la nuit, parfois pendant des heures. Puis ses crises s'espacèrent et disparurent provisoirement. Il se révéla un enfant plutôt joyeux, décidé et autoritaire. Mais il ne devint pas tout à fait comme les autres. Ses rires et ses gri­maces étaient intempestifs. Quand il eut deux ans, le verdict du médecin tomba : le cerveau d'Henri était endommagé, ses capacités mentales étaient affectées de façon irréversible.
Mes grands-parents ne l'inscrivirent pas à l'école, et comme ils avaient de l'argent, un professeur particulier fut chargé de son éducation. Henri apprit à lire, à écrire, à compter. Il gravit lentement les paliers de l'école primaire, cours préparatoire, cours élémentaire... Pour chaque apprentissage, il devait fournir deux fois plus d'efforts que les autres enfants, mais il adorait apprendre. Il s'acharnait et ne renonçait jamais. Il ne supportait pas l'échec. Simplement, au fur et à mesure que la difficulté augmentait, son rythme ralentissait, comme celui d'un cycliste qui doit changer plusieurs fois de braquet pour affronter une côte. Et la côte devenait sans cesse plus escarpée, Henri ne grimpait plus que quelques centimètres à la fois, et à un moment, il s'arrêta. Il avait presque atteint le niveau d'un élève de sixième. C'était magnifique mais c'était terminé.
Henri dit qu'il voulait continuer, apprendre le latin, entrer au séminaire et devenir prêtre. On lui répondit que ce n'était pas possible. Alors Henri se mit en colère et apostropha son père. Il était d'ailleurs le seul, enfants et adultes confondus, à ne pas craindre mon grand-père et à oser le contredire, et même avec insolence. Pourquoi sa sœur aînée avait-elle le droit d'entreprendre les études qu'elle avait choisies et pas lui ?
Sa révolte, sa colère, ses supplications ne changèrent rien. Il fut tout d'abord mis en pension dans une institution en Suisse, puis dans une sorte de clinique de luxe pour personnes handicapées, dans la région de Perpignan. Il avait à peine plus de vingt ans quand il fut frappé par une encéphalite, dont il mit plusieurs années à guérir et qui diminua ses facultés.
Dans le même village où se trouvait la clinique il y avait une communauté religieuse. Henri était enfin heureux parce qu'il avait obtenu le droit, tous les matins, de servir la messe. Le reste du temps, il s'occupait, il dessinait énormément. Quand ma grand-mère venait le voir, elle repartait en disant : « Une vie pour rien. »
Dix ans après la première vint une seconde encéphalite. Henri n'y survécut pas.
Un été, en Savoie, un jour de pluie, en fin de matinée, j'étais assise sur les genoux de ma grand-mère qui lisait le journal, quand le téléphone sonna. Elle se leva pour répondre. Quelques instants plus tard, je l'entendis courir dans le cou­loir. Elle criait : « Henri est mort ! Henri est mort ! » Sa voix était brisée, elle charriait les décombres d'un effondrement, et en même temps retentissait comme une sirène. Soudain ma grand-mère fut devant moi, affolée, hagarde. Elle me regarda l'espace d'une seconde, mais je n'avais que six ans et je venais d'être transformée en statue de sel, je ne pouvais lui être d'aucun secours. Elle ressortit en courant. Henri est mort ! résonnait dans toute la maison. Mes pieds s'étaient enfoncés dans le plancher, mes oreilles bourdonnaient, et lorsque je pus à nouveau bouger, je levai lentement la tête car je savais que juste au-dessus de moi sur le mur se trou­vait la photo d'Henri. Il était là, exactement comme avant, souriant et frondeur.
— Ce n'est pas de moi qu'il s'agit, me dit-il.
Si, répondis-je dans ma tête. Tu es mort, je le sais, c'est affreux.
— C'est un vieux monsieur de trente-trois ans qui est mort. Moi, je suis toujours là.

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02/05/2013 172 pages 16,00 €
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