Editeur
Genre
Littérature étrangère
1
Modèle 1929
2009
Je vis ici, seule dans un garage, avec pour unique compagnie un ordinateur portable et une vieille grenade. Un vrai petit nid douillet. Mon lit est un lit d’hôpital ; je n’ai guère besoin d’autre mobilier, en dehors de toilettes, qu’il m’est toujours pénible de devoir utiliser. J’en ai pour des heures à les atteindre : d’abord, toute la longueur du lit, et encore tout autant pour arriver au petit coin. ViaDolorosa, c’est le nom que je donne à ce parcours qui me voit chanceler trois fois par jour comme un spectre perclus de rhumatismes. Bassin & cathéter sont mes rêves du moment, mais ma demande est bloquée dans les méandres administratifs. Chienne de vie.
Ici, il n’y a pas grand-chose à voir par la fenêtre. C’est sur l’écran d’ordinateur que le monde m’apparaît. Les messages vont et viennent, et ma page Facebook s’allonge, comme la vie. Les glaciers fondent, les présidents noircissent, et les gens pleurent leur voiture ou leur maison. L’avenir, lui, attend patiemment près du tapis à bagages, regard en biais et sourire narquois. Oui, j’observe d’un œil attentif sous mes draps blancs. Je gis là, cadavre sans besoins, à espérer la mort, ou que l’autre m’apporte ma dose à prolonger l’existence. Elles s’occupent de moi deux fois par jour, les filles de l’hospitalisation à domicile de la ville de Reykjavík. La jeune vierge qui vient le matin est une vraie princesse, mais la vieille peau de l’après-midi, aux mains froides et à l’haleine lourde, vide toujours mes cendriers d’un geste brusque.
Si je referme l’œil du monde, éteins ma lampe et laisse les ténèbres automnales envahir le garage, je distingue alors l’Imagine Peace Tower1 à travers la petite fenêtre percée en haut du mur. À présent, Lennon le sanctifié est devenu lumière en Islande, tel le dieu sylvestre d’un poème d’Ovide. Il éclaircit les eaux noires des nuits sans fin. Sa veuve fut bien aimable de l’ériger ainsi sous mes yeux. Oh oui, qu’il est bon de somnoler sous l’œil d’une vieille flamme éteinte. On peut dire que je traîne ici, au garage, à l’instar de ces voitures anciennes dont on n’a plus l’usage. J’en fis un jour la réflexion à Gaui. Lui et sa femme Dóra me louent cette pièce pour soixante-cinq mille couronnes islandaises par mois. Le bon Gaui, Guðjón de son vrai prénom, se mit à rire et me surnomma « Oldsmobile ». J’entrepris de farfouiller sur Internet et y trouvai une photo d’une Oldsmobile Viking, modèle 1929. Je ne me savais pas devenue si foutrement vieille. On aurait dit une charrette à peine améliorée.
Cela fait huit ans que je vis ici, seule et bloquée au lit à cause de l’emphysème qui me poursuit, lui, depuis trois fois plus longtemps. Je peux à peine tourner la tête : le moindre mouvement affecte ma respiration et accroît la suffocation, sensation désagréable s’il en est. « L’inconfort des déterrés », comme on disait dans le temps. Mon compagnon après des années de tabagisme. Je pompe des cigarettes depuis le printemps 1945, lorsqu’un Suédois verruqueux m’a fait goûter cette volupté. Et les braises m’embrasent toujours. Des lunettes à oxygène me furent présentées, accompagnées de leurs pailles nasales, mais afin de jouir de cette offre, on m’ordonna d’arrêter le tabac, « à cause des risques d’incendie ». Autrement dit, j’avais le choix entre ces deux bons sieurs, le comte russe Nikotin et le lord anglais Oxygen. Ce fut vite vu.
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