« Ce n’était pas le départ préparé depuis longtemps qui nous arrachait aux lieux de notre enfance. On n’avait qu’à prendre son chapeau et à partir sans savoir quand on reviendrait. Peut-être dans deux jours, ou dans deux ans, ou jamais. Le principal, c’était de partir sans être vu, de monter dans un train et de passer la frontière. Tout le
reste était secondaire. »
Hans SAHL, Le Troupeau perdu.
« Tous mes châteaux en Espagne fondirent comme la neige, Tous mes rêves furent écrits sur du sable,
De tout ce que j’aimais il ne me reste plus guère Que le ciel bleu et quelques astres pâles. »
Edith SÖDERGRAN
Jeanne serre le sac de sa mère contre sa poitrine et fixe les feux arrière du fourgon qui s’éloigne. Dans son dos, elle entend les exclamations excitées, quelques rires nerveux, le sanglot d’une femme, la voix du patron qui essaie de ramener le calme. Tout le monde a eu très peur.
Le fourgon a tourné le coin de la rue, emportant Blanche et Thomas. La porte du café a cessé de battre. Plus personne n’entre ni ne sort. Le silence retombe sur le quai. La rafle n’a duré que quelques minutes.
Jeanne se tient très droite, le sac serré contre elle, les mains crispées sur le fermoir d’argent. Le goulot sombre de la rue a englouti le fourgon.
Elle prononce des mots malgré elle. C’est bien sa propre voix, ce gargouillement étranglé, sorti de sa gorge mais qu’elle ne reconnaît pas : je dois rentrer à l’hôtel et attendre. En écho dans sa mémoire, la voix de sa mère, les soirs précédents : retournons à l’hôtel, il ne viendra plus. À ces mots, elles quittaient le café où Blanche avait attendu si longtemps que Thomas vienne la retrouver.
Il n’est pas tard, mais le ciel est si chargé qu’on dirait que la nuit est tombée, obscurcissant dangereusement la rue qu’elles avaient l’habitude de prendre. Jeanne scrute tout ce noir devant elle pour voir si un réverbère, une fenêtre éclairée, une devanture avec une ampoule, quelque chose de clair pourrait guider ses pas, l’attirer, la rassurer. Quelque part dans ces ténèbres, elle sait que l’attend la place à moitié démolie par les bombardements du mois de juin. Ce n’est plus qu’un terrain vague, bordé d’immeubles noircis aux fenêtres barrées de madriers, troué de cratères où stagne une eau écumeuse et sale. Une carcasse de voiture, une lessiveuse toute cabossée, un landau sans roue, des pneus brûlés ont échoué là. Mais le pire : les gamins qui ont fait de la place leur fortin, leur île au trésor, leur royaume où nul ne pénètre. Et surtout pas elle, si mince dans son imperméable trop court – elle a tant grandi cette année –, chétive presque avec sa figure pâle, encadrée de cheveux blonds. Dès qu’ils la voient approcher, ils se juchent sur un tas de gravats et lancent à ses pieds toutes sortes d’objets hétéroclites trouvés dans les décombres, criant et crachant, se moquant de Blanche quand elle leur ordonne d’arrêter.
Extraits
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