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Parfois on lui demandait s’il écrivait. Cela arrivait assez souvent dans son milieu où il avait à surmonter le regard du professionnel détectant le menteur, mesurant l’angoisse de la page blanche (alors que la page mal noircie ?) à la manière d’un professeur qui, au premier coup d’œil, saurait reconnaître l’élève fainéant et insolent.
En ville, on jurait que non. On en faisait des gorges chaudes. On racontait qu’au fur et à mesure d’on ne sait quoi, sans même parler du moment, il avait perdu le nerf nécessaire, la vicissitude à vif, l’alchimie secrète.
On racontait qu’à la place il se rendait sur des sites internet sadomasochistes, dans le but de rédiger de courts récits pornographiques à quatre mains. Qu’il chattait ainsi à temps perdu on ne peut moins recherché avec des pervers pépères qui fantasmaient sec à base de Viagra mental, qu’il échangeait des insanités trop écrites avec des femmes et des hommes peu estimables : une dominatrice de Toulon, Esse de Poitiers et bien sûr JLC, son Maître attitré, un imprimeur de Versailles à la retraite, qui pianotait sur son clavier :
« Tu ne deviendras ma chose que lorsque tu seras à genoux derrière moi, cuisses écartées et mains dans le dos, ton visage enfoui entre mes fesses pour que tu roules littéralement un patin à mon trou, ainsi que tu le ferais avec la bouche de ton amoureuse. »
Voilà qui le ramenait à ses lectures. Puisque lire professionnellement la production courante, comme il le faisait, ces feuilles volantes ou pesantes du roman contemporain, le tout-venant de l’édition mondialisée, l’amenait forcément à se retrouver parfois le visage enfoui entre des pages pas toujours très propres, qu’il tentait d’aimer, maints paragraphes auxquels il essayait de se river sans se boucher le nez.
Esclave de la littérature générale, bosser un ti peu.
Il échancrait les livres comme des corsages, cherchait à se rincer l’œil sur des styles trop plats, des écritures informes, parfois difformes. À ce stade de servitude volontaire, il y avait une pornographie de la lecture, une véritable voracité d’Hannibal lecteur dès potron-minet, qui ne dévorait jamais moins de deux cents pages dans la journée, et moins de quinze volumes par mois. En abattant les chapitres de la même façon que, dans son imaginaire vagabond, on sciait les arbres pour les imprimer, avec des ahans, il avançait clopin-clopant son paquet de cigarettes. En pleine logomachie, il cornait des pages intéressantes avant de retourner se laver le cerveau à la giclure élégiaque des sites pornos. Il travaillait toujours ainsi : tête-bêche, texte contre sexe, exactement comme dans son adolescence où la lecture d’un chapitre de Balzac était précédée d’une branlette, et celle d’un acte de Corneille d’une petite caresse à son anus.
Pour comprendre semblable association d’idées, il fallait peut-être remonter à Michèle. Elle avait été sa première fiancée, élue sur un regard dans l’escalier du lycée que l’on dévalait en troupeau vers la cour de récréation. Il l’avait choisie à son visage fermé, à son ciré bleu qu’il avait photographié dans la cohue, et dont le cliché trônait toujours, encadré dans sa mémoire, trente-cinq ans plus tard. Ce jour-là, elle parut un vague instant intéressée d’être regardée, peut-être pour la première fois de cette façon qui ne laissait aucun doute quant aux motivations de ce lycéen inconnu, d’une autre classe qu’elle ; mais à sa mine, à son corps, à ses habits de la même classe sociale. C’était un lycée du centre-ville, de type bourgeois, où la minorité des pauvres se repérait de loin à ses curieux vieux vêtements.
Extraits
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