#Roman francophone

Les Clowns lyriques

Romain Gary

Les rapports du comique avec l'anxiété sont connus depuis Bergson, Freud et Chaplin ; après Buster Keaton, W.C. Fields, les Marx Brothers et bien d'autres, Woody Allen nous en donne aujourd'hui une exemplaire illustration. Le burlesque devient le dernier refuge de l'instinct de conservation. Je tiens cependant à mettre en garde le lecteur peu familiarisé avec mon genre de drôlerie : je demeure entièrement fidèle aux aspirations que je moque et agresse dans mes livres afin de mieux en éprouver la constance et la solidité. Depuis que j'écris, l'ironie et l'humour ont toujours été pour moi une mise à l'essai de l'authenticité des valeurs, une épreuve par le feu à laquelle un croyant soumet sa foi essentielle, afin qu'elle en sorte plus souriante, plus sûre d'elle-même, plus souveraine.

Par Romain Gary
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française (poches)

 

 

 

I

 

 

Par la baie vitrée du Negresco, Willie Bauché regardait le soleil et la mer célébrer midi dans un équilibre parfait, avec la tranquille assurance d'un couple de danseurs illustres sur une scène de province. Bien enlevé, pensa-t-il, en observant la pose en connaisseur. Dans la clarté qui le baignait, le visage d'Ann paraissait prêter sa lumière au jour plutôt que l'en recevoir et bouleversait Willie d'une manière indigne de son cynisme notoire et de sa réputation soigneusement entretenue de salaud intégral. Amoureux, amoureux tendrement, humblement, de cette façon bêlante et humide qui semble réclamer un pied à lécher, et cela malgré toutes les résolutions d'indifférence et de détachement, prises au comble de la tension nerveuse, entre trois et quatre heures du matin, alors qu'il ne lui restait presque plus d'ongles à ronger. Il s'efforçait encore de prétendre, devant les autres et devant lui-même, qu'il était uniquement l'imprésario d'une grande vedette, et qu'il avait simplement assuré cette situation par un contrat de mariage : un emploi de mari-maquereau après tout assez fréquent, à Hollywood comme ailleurs. Il essayait de se donner la comédie de croire qu'il ne tenait à Ann que par les quarante pour cent qu'il prélevait sur ses contrats. Il y avait même des moments où il regrettait de ne pouvoir aller jusqu'au bout et compter ses passes avec des dockers dans un hôtel borgne : une façon souveraine et dédaigneuse de se convaincre lui-même de son détachement. Le maquereau devenait pour lui un idéal d'invulnérabilité : une forme de stoïcisme. Mais Willie reconnaissait aussitôt dans ce phantasme de surhumain une sensibilité d'écorché vif, d'un bleu très tendre et très pur. Au début, lorsqu'il lui arrivait encore de prendre son beau-père au sérieux, il lui avait dit une fois que le premier homme, à l'aube de l'histoire, qui avait aimé une femme sans être aimé d'elle, avait déjà tenu la preuve de l'erreur monumentale qui s'était glissée dans « tout ce sale truc ». Il n'avait pas précisé ce qu'il entendait par « tout ce sale truc ». Mais Garantier n'avait pas besoin de précision. Il savait.

Willie avait trente-cinq ans, des yeux rieurs, des lèvres gourmandes et moqueuses et une fossette au menton qu'une moue savamment enfantine venait parfois creuser. Il était grand, large d'épaules et de torse – cela suggérait davantage une malformation que la force –, des boucles noires au-dessus d'un front admirable et ses traits fins rappelaient un peu la beauté des masques africains sur un visage de Blanc. Il se laissait pousser parfois une de ces petites moustaches que les perruquiers de Hollywood appellent françaises à cause de leur finesse et de leur précision. Il se prétendait originaire de La Nouvelle-Orléans, né dans les bayous d'une lointaine ascendance française et noire. Etudes à Jeanson-de-Sailly, à Oxford, troupes shakespeariennes d'Irlande et de Stratford-on-Avon, Hollywood... Depuis dix ans, on continuait à citer son premier film, dont il fut à la fois le réalisateur et l'interprète principal à l'âge de vingt-quatre ans et on ne cessait de discuter pour savoir si cette œuvre devait davantage à Willie ou à son scénariste, tout en reconnaissant qu'il s'agissait d'une création importante dans l'histoire du cinéma, ce qui n'empêcha pas son échec commercial. Son deuxième film fut interrompu en cours de tournage : l'explication de Willie était que « quelqu'un au studio s'était aperçu qu'il s'agissait d'une œuvre d'art ». En réalité, soucieux de prouver qu'il ne devait cette fois rien à personne, travaillant dans le « génie » et improvisant son scénario au jour le jour, Willie en était arrivé à un tel état de confusion et d'angoisse qu'il ne dessoûlait plus et ne savait plus ce qu'il faisait. Après quelques combinaisons de financements aussi rapidement élaborées qu'évanouies, il avait vécu aux dépens de son agent, prêté comme acteur aux studios pour des rôles qu'il méprisait, mais pourvu jusqu'à ses plus petits besoins. Weidmann le tenait sous contrat, lui donnait un salaire fixe de trois mille dollars par mois, le « vendait » aux studios pour soixante-quinze mille dollars par film et gardait la différence. C'était à l'époque la méthode pratiquée par tous les tsars de Hollywood : Zanuck, Selznick, Harry Cohn. Willie eut pour cette forme seigneuriale de proxénétisme une admiration instantanée et décida qu'elle irait bien avec son genre de beauté. Il observa attentivement les méthodes de Weidmann et se rendit vite compte que celui-ci jouait avec du velours : représentant les plus grands noms de Hollywood, il pouvait imposer ses vedettes et ses prix aux maisons de production, ou refuser leurs films. C'était une puissance banale, sortie de l'argent et qui y retournait. Il lui manquait un côté de mépris vengeur et de dérision que Willie se serait plu à mettre dans une entreprise de cette sorte : il lui manquait, en somme, un élément d'art. Willie perdit immédiatement tout intérêt pour Weidmann et se contenta de lui coûter le plus cher possible. Sa réputation avait survécu au désastre financier de ses films et se trouva même renforcée et, en quelque sorte, confirmée aux yeux de tous ceux qui, à force d'associer le talent avec l'incompréhension des foules, en sont venus à considérer l'art comme une forme de l'échec. Willie sut utiliser habilement son auréole de jeune prodige novateur victime du système pour « se placer », ainsi qu'il le disait, auprès de quelques gloires féminines de Hollywood bien établies, transformant avec beaucoup de délicatesse et de doigté ces amitiés tendres en de solides contrats d'exclusivité. Elles avaient, en général, dépassé la quarantaine et commençaient à éprouver une panique dont les vies d'Ava Gardner, de Judy Garland, de Heddy Lamarr, Veronica Lake, Rita Hayworth, de Joan Crawford et de tant d'autres ont été si tragiquement marquées. Willie savait les rassurer, en leur faisant apprécier comme il convenait la chance qu'elles avaient de s'être dégagées de la jeunesse, une saison, disait-il, ennemie de la profondeur par la bêtise de ses élans ; elles allaient accéder enfin à l'authenticité, sortir de cette prison de fesses, de cuisses et de seins qui les avaient si longtemps empêchées de donner le meilleur d'elles-mêmes ; avec le passage des ans, viendrait l'épanouissement de la maturité ; la personnalité profonde, réelle de la comédienne se libérerait de la femme-objet, s'affirmerait, rayonnerait, la menant aux sommets – et il murmurait une ou deux fois le nom de Shakespeare, en leur tapant doucement la main. Willie crut avoir découvert ainsi sa personnalité véritable, ce qui est bien rare dans la vie, presque aussi rare que le génie. « Maquereau supérieur » – voilà qui sonnait haut et clair la mort de la sensibilité. Les efforts qu'il faisait pour justifier cette image de marque entièrement contraire à sa nature lui valaient de violentes crises d'asthme et d'urticaire. Il campait néanmoins de mieux en mieux son personnage de cynique endurci entièrement à l'abri des vagissements du cœur – le cœur, disait-il, cet éternel nouveau-né –, et avait même presque réussi à oublier l'enfant qu'il cachait si soigneusement aux yeux du monde et qui réclamait à hauts cris sa part d'amour et de merveilleux, lorsqu'un coup bas du destin le précipita en pleine authenticité.

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26/03/2014 276 pages 8,70 €
Scannez le code barre 9782070381722
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