#Polar

Robe de marié

Pierre Lemaitre

Evidemment, je m'y attendais puisque j'en suis l'auteur mais... à ce point-là! Quelle vision, c'est à peine croyable... Son mari n'est plus que l'ombre de lui-même. Les vertèbres ont dû être salement touchées. Il doit maintenant peser dans les quarante-cinq kilos. Il est tassé dans son fauteuil, sa tête est maintenue à peu près droite par une minerve. Son regard est vitreux, son teint jaune comme un coing. Et il est tout à fait conscient. Pour un intellectuel, ça doit être terrible. Quand on pense que ce type n'a pas trente ans, on est effaré... Quant à elle, elle pousse le fauteuil avec une abnégation admirable. Elle est calme, son regard est droit. Je trouve sa démarche un peu mécanique mais il faut comprendre: cette fille a de gros soucis... En tout cas, elle ne tombe pas dans la vulgarité: pas d'attitude de bonne sœur ou d'infirmière martyre. Elle serre les dents et pousse le fauteuil, voilà tout. Elle doit pourtant réfléchir et se demander ce qu'elle va faire de ce légume. Moi aussi d'ailleurs.

Par Pierre Lemaitre
Chez Calmann-Lévy

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Genre

Romans policiers

Assise par terre, le dos contre le mur, les jambes allongées, haletante.
Léo est tout contre elle, immobile, la tête posée sur ses cuisses. D'une main, elle caresse ses cheveux, de l'autre elle tente de s'essuyer les yeux, mais ses gestes sont désordonnés. Elle pleure. Ses sanglots deviennent parfois des cris, elle se met à hurler, ça monte du ventre. Sa tête dodeline d'un côté, de l'autre. Parfois, son chagrin est si intense qu'elle se tape l'arrière de la tête contre la cloison. La douleur lui apporte un peu de réconfort mais bientôt tout en elle s'effondre de nou­veau. Léo est très sage, il ne bouge pas. Elle baisse les yeux vers lui, le regarde, serre sa tête contre son ventre et pleure. Personne ne peut s'imaginer comme elle est malheureuse.

Ce matin-là, comme beaucoup d'autres, elle s'est réveillée en larmes et la gorge nouée alors qu'elle n'a pas de raison particulière de s'inquiéter. Dans sa vie, les larmes n'ont rien d'exceptionnel : elle pleure toutes les nuits depuis qu'elle est folle. Le matin, si elle ne sentait pas ses joues noyées, elle pourrait même penser que ses nuits sont paisibles et son sommeil profond. Le matin, le visage baigné de larmes, la gorge serrée sont de simples informations. Depuis quand ? Depuis l'ac­cident de Vincent ? Depuis sa mort ? Depuis la pre­mière mort, bien avant ?
Elle s'est redressée sur un coude. Elle s'essuie les yeux avec le drap en cherchant ses cigarettes à tâtons et ne les trouvant pas, elle réalise brusquement où elle est. Tout lui revient, les événements de la veille, la soirée... Elle se souvient instantanément qu'il faut partir, quitter cette maison. Se lever et partir, mais elle reste là, clouée au lit, incapable du moindre geste. Epuisée.
Lorsqu'elle parvient enfin à s'arracher du lit et à avancer jusqu'au salon, Mme Gervais est assise dans le canapé, calmement penchée sur son clavier.
- Ça va ? Reposée ?
- Ça va. Reposée.
- Vous avez une petite mine.
- Le matin, je suis toujours comme ça.
Mme Gervais enregistre son fichier et fait claquer le couvercle de son ordinateur portable.
- Léo dort encore, lui dit-elle en se dirigeant vers le portemanteau d'un pas décidé. Je n'ai pas osé aller le voir, j'ai eu peur de le réveiller. Comme il n'y a pas d'école aujourd'hui, il valait mieux qu'il dorme, qu'il vous laisse un peu tranquille...
Pas d'école aujourd'hui. Sophie se souvient vague­ment. Une affaire de réunion pédagogique. Debout près de la porte, Mme Gervais a déjà passé son man­teau.
- Il faut que je vous laisse...
Elle sent qu'elle n'aura pas le courage d'annoncer sa décision. D'ailleurs, même avec du courage, elle n'en aurait pas le temps. Mme Gervais a déjà fermé la porte derrière elle.
Ce soir...
Sophie entend son pas claquer dans l'escalier. Chris­tine Gervais ne prend jamais l'ascenseur.
Le silence s'est installé. Pour la première fois depuis qu'elle travaille ici, elle allume une cigarette en plein milieu du salon. Elle se met à déambuler. Elle res­semble à la survivante d'une catastrophe, tout ce qu'elle voit lui semble vain. Il faut partir. Elle se sent moins pressée maintenant qu'elle est seule, debout et qu'elle tient une cigarette. Mais elle sait qu'à cause de Léo, il faut se préparer à partir. Pour se donner le temps de recouvrer ses esprits, elle va jusqu'à la cuisine et met la bouilloire en marche.
Léo. Six ans.
Dès qu'elle l'a vu, la première fois, elle l'a trouvé beau. C'était quatre mois plus tôt, dans ce même salon de la rue Molière. Il est entré en courant, il a stoppé net devant elle et l'a regardée fixement en penchant un peu la tête, signe chez lui d'une intense réflexion. Sa mère a simplement dit :
- Léo, voici Sophie, dont je t'ai parlé.
Il l'a observée un long moment. Après quoi il a sim­plement dit : « D'accord » et s'est avancé vers elle pour l'embrasser.
Léo est un enfant gentil, un peu capricieux, intelli­gent et terriblement vivant. Le travail de Sophie consiste à l'emmener à l'école le matin, à le reprendre le midi puis le soir et à le garder jusqu'à l'heure imprévisible à laquelle Mme Gervais ou son mari parviennent à rentrer. Son heure de sortie varie donc de 5 heures de l'après-midi à 2 heures du matin. Sa disponibilité a été un atout décisif pour obtenir ce poste : elle n'a pas de vie person­nelle, ça s'est vu dès le premier entretien. Mme Gervais a bien tenté de faire de cette disponibilité un usage dis­cret, mais le quotidien prime toujours sur les principes et il n'a pas fallu deux mois pour qu'elle devienne un rouage indispensable dans la vie de la famille. Parce qu'elle est toujours là, toujours prête, toujours dispo­nible.
Le père de Léo, long quadragénaire sec et rugueux, est chef de service au ministère des Affaires étran­gères. Quant à son épouse, grande femme élégante au sourire incroyablement séduisant, elle tente de conci­lier les exigences de son poste de statisticienne dans une société d'audit avec celles de mère de Léo et de femme d'un futur secrétaire d'État. Tous deux gagnent très bien leur vie. Sophie a eu la sagesse de ne pas en profiter au moment de négocier son salaire. En fait, elle n'y a même pas pensé parce que ce qu'on lui propo­sait suffisait à ses besoins. Mme Gervais a augmenté ses gages dès la fin du deuxième mois.
Léo, quant à lui, ne jure plus que par elle. Elle semble la seule à pouvoir obtenir sans effort ce qui, à sa mère, demanderait des heures. Ce n'est pas, comme elle pou­vait le craindre, un enfant gâté avec des exigences tyranniques, mais un gamin calme et qui sait écouter. Évidemment, il a ses têtes, mais Sophie est très bien placée dans sa hiérarchie. Tout en haut.
Chaque soir, vers 18 heures, Christine Gervais appelle pour prendre des nouvelles et annoncer son heure de retour d'un ton embarrassé. Au téléphone, elle s'entre­tient toujours quelques minutes avec son fils puis avec Sophie, à qui elle tâche d'adresser quelques mots un peu personnels.
Ces tentatives ont peu de succès : Sophie s'en tient, sans volonté particulière, aux généralités d'usage dans lesquelles le compte rendu de la journée occupe la place essentielle.
Léo est couché chaque soir à 20 heures précises. C'est important. Sophie n'a pas d'enfant mais elle a des principes. Après lui avoir lu une histoire, elle s'ins­talle pour le reste de la soirée devant l'immense écran de télévision extra-plat capable de recevoir à peu près tout ce qui se fait en matière de chaînes satellites, cadeau déguisé que Mme Gervais lui a fait au second mois de son travail, quand elle a constaté qu'elle était devant l'écran quelle que soit l'heure de son retour. À plusieurs reprises, Mme Gervais s'est étonnée qu'une femme de trente ans, visiblement cultivée, se contente d'un emploi aussi modeste et passe toutes ses soirées devant un petit écran, même devenu grand. Lors de leur premier entretien, Sophie lui a dit qu'elle avait suivi des études de communication. Mme Gervais ayant souhaité en savoir plus, elle a mentionné son DUT, expliqué qu'elle avait travaillé pour une entre­prise d'origine anglaise mais sans préciser à quel poste, qu'elle avait été mariée mais qu'elle ne l'était plus. Christine Gervais s'est contentée de ces renseigne­ments. Sophie lui avait été recommandée par une de ses amies d'enfance, directrice d'une agence d'intérim qui, pour une raison qui reste mystérieuse, a trouvé Sophie sympathique lors de leur seul entretien. Et puis il y avait une urgence : la précédente nurse de Léo venait de donner son congé sans crier gare et sans préavis. Le visage calme et grave de Sophie a inspiré confiance.
Au cours des premières semaines, Mme Gervais a lancé quelques sondes pour en savoir plus sur sa vie, mais elle a renoncé avec délicatesse, pressentant à ses réponses qu'un « drame terrible mais secret » avait dû ravager son existence, petit reste de romantisme comme on en trouve partout, même chez les grands bourgeois.
Comme il arrive souvent, lorsque la bouilloire s'arrête, Sophie est perdue dans ses pensées. Chez elle, c'est un état qui peut durer longtemps. Des sortes d'absence. Son cerveau semble se figer autour d'une idée, d'une image, sa pensée s'enroule autour, très len­tement, comme un insecte, elle perd la notion du temps. Puis, par une sorte d'effet de gravité, elle retombe dans l'instant présent. Elle reprend alors sa vie normale là où elle s'est interrompue. C'est toujours comme ça.
Cette fois, c'est curieusement le visage du docteur Brevet qui surgit. Voilà bien longtemps qu'elle n'y avait pas repensé. Ça n'est pas comme ça qu'elle le voyait. Au téléphone, elle avait imaginé un homme grand, autoritaire, et c'était une petite chose, on aurait dit un clerc de notaire impressionné d'être autorisé à recevoir des clients secondaires. Sur le côté, une bibliothèque avec des bibelots. Sophie voulait rester assise. Elle avait dit ça en entrant, je ne veux pas m'allonger. Le docteur Brevet avait fait un signe avec les mains, manière de dire que ça ne posait pas de problème. « Ici, on ne s'allonge pas », avait-il ajouté. Sophie avait expliqué, comme elle pouvait. « Un carnet », avait décrété enfin le docteur. Sophie devait noter tout ce qu'elle faisait. Peut-être que de ses oublis, elle se faisait « tout un monde ». Il fallait tâcher de voir les choses objectivement, avait dit le docteur Brevet. De cette manière, « vous pourrez mesurer exactement ce que vous oubliez, ce que vous perdez ». Alors Sophie s'était mise à tout noter. Elle avait fait ça, quoi, trois semaines... Jusqu'à la séance suivante. Et pen­dant cette période, elle en avait perdu, des choses ! Elle en avait oublié, des rendez-vous, et deux heures avant d'aller retrouver le docteur Brevet, elle s'était même rendu compte qu'elle avait perdu son carnet. Impos­sible de remettre la main dessus. Elle avait tout retourné. Est-ce ce jour-là qu'elle était retombée sur le cadeau d'anniversaire de Vincent ? Celui qu'elle avait été incapable de trouver au moment de lui faire la sur­prise.
Tout se mélange, sa vie est un tel mélange...
Elle verse l'eau dans le bol et termine sa cigarette. Vendredi. Pas d'école. Normalement elle n'a la garde de Léo toute la journée que le mercredi, et parfois le week-end. Elle l'emmène ici et là, au gré de leurs envies et des occasions. Jusqu'à présent, ils se sont pas mal amusés tous les deux, et souvent disputés. Partant, tout va bien.
Du moins jusqu'à ce qu'elle commence à ressentir quelque chose de trouble puis de gênant. Elle n'a pas voulu y attacher d'importance, elle a tenté de chasser ça comme une mauvaise mouche, mais c'est revenu avec insistance. Son attitude auprès de l'enfant s'en est res­sentie. Rien d'alarmant au début. Seulement quelque chose de souterrain, de silencieux. Quelque chose de secret qui les concernerait tous les deux.
Jusqu'à ce que la vérité lui apparaisse soudain, la veille, au square Dantremont.
Cette fin mai à Paris a été très belle. Léo a voulu une glace. Elle s'est assise sur un banc, elle ne se sentait pas bien. Elle a d'abord attribué ce malaise au fait qu'ils étaient au square, lieu qu'elle déteste entre tous parce qu'elle passe son temps à éviter les conversations des mères de famille. Elle a su décourager les tenta­tives incessantes des habituées qui, maintenant, se gar­dent bien de l'aborder, mais elle a encore fort à faire avec les occasionnelles, les nouvelles venues, les pas­sagères, sans compter les retraitées. Elle n'aime pas le square.
Elle feuillette distraitement une revue lorsque Léo vient se poster devant elle. Il la regarde sans intention particulière, en mangeant sa glace. Elle lui rend son regard. Et elle comprend, à ce moment exactement, qu'elle ne pourra plus se cacher ce qui maintenant est une évidence : inexplicablement, elle a commencé à le détester. Il la regarde toujours fixement et elle est affolée de voir à quel point tout ce qu'il est lui est devenu insupportable, son visage de chérubin, ses lèvres dévorantes, son sourire imbécile, ses vêtements ridicules.
Elle a dit : « On s'en va » comme elle aurait dit : « Je m'en vais. » La machine dans sa tête s'est remise en marche. Avec ses trous, ses manques, ses vides, ses inepties... Tandis qu'elle se dirige d'un pas pressé vers la maison (Léo se plaint qu'elle marche trop vite), des images l'assaillent en désordre : la voiture de Vincent écrasée contre un arbre et des gyrophares clignotant dans la nuit, sa montre au fond d'un coffret à bijou, le corps de Mme Duguet dévalant l'escalier, l'alarme de la maison qui rugit en pleine nuit... Les images se met­tent à défiler dans un sens puis dans l'autre, de nou­velles images, d'anciennes. La machine à vertige a repris son mouvement perpétuel.
Sophie ne fait pas le compte de ses années de folie. Ça remonte à si loin... À cause de la souffrance sans doute, elle a l'impression que le temps a compté double. Une pente douce au début et au fil des mois, l'impression d'être dans un toboggan, de dévaler à toute vitesse. Sophie était mariée à cette époque. C'était avant... tout ça. Vincent était un homme très patient. Chaque fois que Sophie repense à Vincent, il lui apparaît dans une sorte de fondu enchaîné : le Vin­cent jeune, souriant, éternellement calme se confond avec celui des derniers mois, au visage épuisé, au teint jaune, aux yeux vitreux. Au début de leur mariage (Sophie revoit avec exactitude leur appartement, c'est à se demander comment, dans une même tête, peuvent cohabiter tant de ressources et tant de carences), il n'y avait eu que de la distraction. C'était le mot : « Sophie est distraite », mais elle se consolait parce qu'elle l'avait toujours été. Puis sa distraction était devenue de la bizarrerie. Et en quelques mois tout s'était brutale­ment déglingué. Oubli des rendez-vous, des choses, des gens, elle se mit à perdre des objets, des clés, des papiers, à les retrouver, des semaines plus tard, dans les endroits les plus incongrus. Malgré son calme, Vin­cent s'était peu à peu tendu. On pouvait comprendre. À force... Oublier sa pilule, perdre les cadeaux d'anni­versaire, les décorations de Noël... Ça agace les carac­tères les mieux trempés. Sophie se mit alors à tout noter, avec le soin scrupuleux d'une droguée en démarche d'abstinence. Elle perdit les carnets. Elle perdit sa voiture, des amis, elle fut arrêtée pour vol, ses perturbations contaminèrent peu à peu tous les com­partiments de sa vie et elle commença, comme une alcoolique, à dissimuler ses manques, à tricher, à mas­quer pour que ni Vincent ni personne ne s'aperçoive de rien. Un thérapeute lui proposa une hospitalisation. Elle refusa, jusqu'à ce que la mort vienne s'inviter dans sa folie.

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07/01/2009 270 pages 17,25 €
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