#Roman étranger

Eugène Onéguine

Alexandre Pouchkine

Eugène Onéguine est un jeune seigneur russe orphelin, éduqué à la française, sceptique, égoïste, blasé. Un héritage lui fait quitter Saint-Pétersbourg pour la campagne. Là, avec un autre jeune propriétaire, le poète Lenski, il fréquente la maison de Mme Larine qui vit avec ses deux filles, la romantique et mélancolique Tatiana et la vivante et gaie Olga. Lenski est fiancé à cette dernière. Tatiana s'éprend d'Onéguine et lui avoue son amour par une lettre ardente et naïve, à laquelle le dandy répond cyniquement par un sermon moral. Au cours d'un bal, pour chasser son ennui, il courtise Olga. Défié en duel par Lenski, il le tue. Après de longues années de vagabondage, il revient à Saint-Pétersbourg et y retrouve, devenue une grande dame mariée à un général, la Tatiana qu'il avait jadis méprisée comme une petite provinciale. Il éprouve cette fois une grande passion pour elle et tent vainement de la courtiser. Ouvrage unique en son genre, "Eugène Onéguine" est un roman par son intrigue et un poème par sa structure. La narration est conduite directement par Pouchkine, qui se présente comme un ami d'Onéguine. Imprégné du lyrisme caractéristique de l'auteur, l'influence de ce récit, publié en 1833, a été énorme sur toute la littérature russe du XIXe siècle et Dostoïevski en a exalté la fidélité à l'âme véritable du peuple russe, incarnée surtout par l'héroïne, Tatiana.

Par Alexandre Pouchkine
Chez République des Lettres

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Genre

Littérature russe

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I
"Mon oncle, un homme de morale,
Lorsqu'il sentit qu'il trépassait,
Força l'estime générale
Et se tailla un franc succès.
L'exemple, certes, nous inspire ;
Mais quel ennui peut être pire
Que de rester, des nuits durant,
Attendre au chevet d'un mourant ?
C'est une ignominie perfide
Qu'un presque-mort à égayer,
Lui arranger ses oreillers,
Compter ses gouttes, l'air languide,
Et, soupirant, penser tout bas :
"Satan ne te prendra-t-il pas ?"

II
Ainsi, volant de coche en coche,
Pensait un jeune et fier gandin,
Seul héritier de tous ses proches
Sur vœu suprême de Jupin.
Amis de mes premiers poèmes !
Sans préambule, à l'instant même,
Présentons-le tout uniment :
C'est le héros de mon roman.
Mon bon camarade Onéguine
Naquit, lecteur, à Pétersbourg,
Où vous aussi vîtes le jour
Et vous brillâtes, j'imagine ;
Jadis, j'y flânais jour et nuit :
Mais le climat du nord me nuit.

III
Commis intègre de l'empire,
Son père allait en s'endettant
Et se minait comme on respire
Tout en donnant trois bals par an.
Sur Evgueni veillaient les anges,
Madame avait soin de ses langes ;
Monsieur survint quand il grandit.
L'enfant était vif, mais gentil.
Monsieur l'abbé, pour qui l'étude
Devait distraire le bambin,
Parlait de tout d'un ton badin,
Fuyait toute morale rude
Et le tançait sans insister
En flânant au Jardin d'Eté.

IV
Quand des orages de jeunesse
Pour Onéguine vint le temps,
Troubles espoirs, tendres tristesses,
Monsieur fut chassé promptement.
Mon Onéguine est libre, il vole :
Coiffé à la dernière école,
Vêtu comme un dandy, enfin
Il voit le monde, il en a faim.
C'est un français irréprochable
Qu'il employait dans tous les cas,
Dansait fort bien la mazurka
Et s'inclinait d'un air affable
- Chacun l'aima en le jugeant
Aussi charmant qu'intelligent.

V
Nous avons tous acquis nos lettres
A la légère, à bouts fortuits ;
Il ne faut pas être grand prêtre
Chez nous pour avoir l'air instruit.
Evgueni, d'après la censure
De gens sérieux, à la dent dure,
Etait savant et vétilleux.
Il avait ce talent heureux,
Dans l'entretien, avec aisance,
D'avoir pour tout un argument
Mais de se taire gravement
Pour les affaires d'importance
Et les sourires féminins
Naissaient à ses bons-mots soudains.

VI
Le latin est passé de mode :
Pour vous le dire en vérité,
En latin, quoique sans méthode,
Il déchiffrait un mot cité,
De Cicéron savait deux titres,
Mettait "vale" en fin d'épître,
Et disait, un peu de travers,
De l'Enéide deux-trois vers.
Fouiller la poudre des chroniques,
La sombre histoire du passé,
N'excitait guère sa pensée,
Mais les récits anecdotiques
De Romulus jusqu'à nos jours,
Il les gardait avec amour.

VII
Privé de la passion sublime
D'offrir aux sons ses jours de vie,
Il confondait rythmes et rimes
Quoi que chacun de nous y fît.
Il critiquait Homère, Eschyle,
Mais lisait Smith, car plus utile,
Et donnait dans l'économie,
Jugeant pourquoi il est permis
De mépriser le numéraire
A la nation peu riche en or
Qui, prospérant, bénit le sort
D'avoir la matière première.
Son père n'y comprenait rien
Et il hypothéquait ses biens.

VIII
Je ne veux pas dresser la liste
Des connaissances d'Evgueni ;
Mais ce qu'il savait en artiste,
Où il touchait le vrai génie,
Ce qui, dès son adolescence,
Lui fut joies, fêtes et souffrances,
Ce qui meublait le moindre instant
De son ennui débilitant,
- C'était ce que chantait Ovide,
La science aimable des passions,
Qui lui valut sa perdition
Dans une vie faste et languide,
Au bout du monde, en Moldavie, Si loin de sa chère Italie.

IX
(Strophe écrite mais laissée inédite par Pouchkine)

X
Comme il savait être hypocrite,
Sembler jaloux, cacher l'espoir,
Détromper pour tromper plus vite,
Porter sa croix, le regard noir,
Etre soumis, plein d'arrogance,
Prévenant dans l'indifférence,
Savait se taire avec langueur,
Faire ardemment parler son cœur,
S'épancher au fil de la plume,
- Un seul amour, un seul élan,
Comme il s'offrait avec talent,
Et ses yeux, tendres de coutume,
Savaient, pudiques et pressants,
Briller d'un pleur obéissant.

XI
Frappant, badin, l'âme innocente,
Comme il savait sembler nouveau,
Passer des flatteries plaisantes
Au désespoir juste à propos,
Saisir une émotion timide,
Vaincre des préjugés candides
Par la passion et par l'esprit,
Attendre un baiser incompris
Forcer l'aveu, l'ardeur secrète,
Surprendre un premier son du cœur,
Presser l'amour, saisir la fleur,
Gagner soudain un tête-à-tête...
Et là, tranquille, sans façon,
Ouvrir de vastes horizons !

XII
Comme il savait troubler les âmes
Des froides reines de nos bals !
Et s'il voulait vouer aux flammes
Un ennemi ou un rival,
Ce fiel qu'on le voyait répandre !
Ces pièges qu'il savait lui tendre !
Mais vous, les bienheureux maris,
Vous, vous restiez ses bons amis :
Tous le choyaient - l'époux cynique,
Ancien disciple de Faublas,
Et le vieillard méfiant et las
Et l'autre cocu magnifique,
Content de soi et d'être né,
D'avoir sa femme et son dîner.

XIII. XIV
(Strophes laissées inédites par Pouchkine)

XV
Parfois, il se réveille à peine,
Il trouve des petits cartons.
Quoi ? On l'invite ?
Belle aubaine,
On le voudrait dans trois maisons :
Bal ou soirée d'anniversaire,
Mon chenapan, que va-t-il faire ?
Où commencer ? Nous verrons bien :
Aller partout ne coûte rien.
Mais, dans sa mise matinale,
Coiffé d'un large bolivar,
Onéguine court au boulevard
Humant la fraîcheur boréale,
Puis son Bréguet qui ne dort pas
Lui sonne l'heure du repas.

XVI

Le soir, déjà ; son traîneau glisse,
Si vite qu'il effraie les gens ;
Le givre luit sur sa pelisse
Et tremble en poussière d'argent.
Il file chez Talon ; il dîne
En compagnie de Kavérine.
Il entre - un jet mousseux d'Ay
De la comète qui jaillit ;
Il s'offre du roast-beef qui saigne,
Des truffes, luxe de nos jours,
Et du foie gras fait à Strasbourg,
Tout ce par quoi la France règne,
Puis, couronnant le roquefort,
Un ananas de sucre et d'or.

XVII

La soif appelle encor des coupes
Pour le jus gras du faux-filet ;
Mais le Bréguet prévient les troupes :
C'est l'heure du nouveau ballet.
Apre législateur des planches,
De quelque actrice à la peau blanche
Toujours volage adorateur,
Reçu en citoyen d'honneur,
Onéguine vole au théâtre,
Où, respirant la liberté,
On applaudit deux-trois portés
Pour siffler Phèdre et Cléopâtre
Mais appeler Moïna (pourquoi ?
Pour dominer les autres voix).

XVIII

Pays magique ! Fonvizine,
Maître en satire, âme sans peur,
Eut là sa gloire avec Kniajnine,
Tragi-comique imitateur ;
Ozérov dut l'involontaire
Tribut des larmes populaires
A la jeune Sémionova.

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trad. Paul Béesau
01/02/2024 216 pages 17,00 €
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