#Essais

Barrés ou la volupté des larmes

Antoine Billot

"En approchant son visage de la glace qui surplombait la cheminée du salon on dit qu'il cherchait alors sur sa peau qui lui semblait de plus en plus bilieuse au fur et à mesure de ses échecs politiques, de ses succès littéraires, les uns attirant étrangement les autres, la trace des années écoulées depuis le glas de sa jeunesse autant que celle de sa réputation de guide, de maître d'une génération, laquelle génération ressemblait à une assemblée de chiots flatteurs en bottes vernies et lavallière qui lui léchaient les mains dès que l'occasion s'en présentait en déclamant des passages de Sous l'oeil des Barbares ou du Jardin de Bérénice tandis que lui, moins arrogant que nomade dans ses engouements, ses désirs, n'entendait déjà plus rien à cette musique vieille de dix ans". Antoine Billot.

Par Antoine Billot
Chez Editions Gallimard

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Genre

Critique littéraire

 

 

 

CHARMES DE L’ENFANCE

19 juillet 1870

 

 

 

 

 

 

1

 

 

 

On dit qu’il entendit pour la première fois la voix de la République un certain matin de l’été 1870. Il ne s’agissait sans doute là que d’une clameur confuse, d’un chant incertain, d’une vague rumeur plutôt que d’une voix claire, allègre, par quoi Marianne aurait chuchoté au creux de son oreille d’enfant quelque énigmatique prière destinée à le divertir d’une ferveur toute catéchiste pour l’empereur Badinguet, lequel souverain qu’un mal permanent rendait intermittent, Charles Louis Napoléon Bonaparte de son véritable nom, somnolait sur son trône depuis de longs mois, une fiole de chloral à portée de main. Devenu gras et indolent le Césarion de Victor Hugo pissait du sang en contemplant les plâtres de la statue de Vercingétorix qu’il ferait ériger prochainement au mont Auxois. Il n’avait plus guère de passion mais des fièvres, plus d’émotion mais des convulsions, plus d’ambition mais des dévotions. Bismarck prenait secrètement des nouvelles de sa vésicule, les légations parisiennes guettaient l’évolution de ses calculs et l’Europe entière scrutait ses vases de nuit… Le 13 juillet 1870, impatient d’en finir ou bien exalté par une dose trop généreuse de cette morphine dont il avait tendance à abuser, le chancelier de fer dépêchait alors d’Ems, une ville d’eaux de Rhénanie-Palatinat à laquelle les malheurs néphrétiques de l’empereur Badinguet lui avaient peut-être fait penser, une de ces flèches acérées dont il avait le secret, flèche qui atteindrait bientôt les faubourgs de Sedan après s’être volontiers enfoncée dans la défense distraite du traître Bazaine. Ce dernier, commandant en chef de l’armée du Rhin, que la France n’appellerait plus dans quelques mois que le gérant du mess, en quoi il fallait entendre : « j’ai rendu Metz », devait a priori faire rempart de son corps d’armée aux hordes barbares où, disait-on, de redoutables Cosaques et, pire encore, des Suédois se mélangeaient à des Teutons sanguinaires mais plus conventionnels — le pays avait ses habitudes. Le généralissime préférait toutefois se replier prudemment en rêvant à son palais mexicain de Buena Vista où l’attendait la très jeune Maria-Josefa Pedraza de la Peña y Barragán qu’il venait de compromettre gaillardement lors d’une précédente ambassade. De replis aventureux en défaites sévères on sait qu’au terme d’une guerre rapide, une Blitzkrieg avant la lettre, rapide et, partant, particulièrement humiliante pour l’empereur Badinguet qui y laisserait d’ailleurs son empire, sa santé et sa liberté, le pays, lui, se découvrirait à l’automne républicain et plus léger de deux provinces…

 

 

 

 

2

 

 

Le 19 juillet 1870, jour de déclaration de guerre, il s’en fallait d’un mois exactement pour qu’il fût âgé de huit ans. Ce matin-là il remuait dans son lit, se retournait plusieurs fois entre les draps comme si quelque chose en lui, âme ou corps, refusait de quitter les songes où un instant auparavant il caracolait en liberté, roulait au cœur d’une broussaille touffue de hautes herbes mêlées d’orties. Il transpirait d’abondance en raison des chaleurs estivales ou peut-être de l’obstination inattendue de son sommeil. Cette mollesse rebelle qui l’empêchait de descendre rejoindre sa sœur Anne-Marie et son père au rez-de-chaussée de la maison du 22 de la rue des Capucins, à Charmes, n’était cependant pas sans consistance, elle emplissait sa bouche, la rendait pâteuse, congestionnait ses yeux bridés comme ceux d’un Asiate, elle drapait ses jouets, ses livres disséminés sur le parquet, emmaillotait son exemplaire fétiche de Richard Cœur de Lion puis l’émiettait en confettis dorés, s’emparait des étoupes de soie teinte qu’il aimait caresser le soir avant de s’endormir. Elle envahissait finalement la pièce tout entière, en prenait possession, en recouvrait le moindre angle, la plus minuscule anfractuosité tel un gigantesque voilage dont les plis curieusement tricolores épousaient à présent la porte, aveuglaient les fenêtres, dissimulaient le désordre familier du verger que prolongeait le jardin, les silhouettes tortueuses des mirabelliers, la lente ondulation des frondaisons sous la brise du matin, les ombres de velours que les proches collines du Haut-du-Mont déposaient sur les forêts de chênes, de charmes à quoi la ville devait son nom. Il semblait à Maurice que le ciel était devenu blanc, les murs bleus, les draps rouges. Était-ce cette maudite fièvre typhoïde qui le saisissait à nouveau ? Il se rappelait, non sans effroi mais un effroi cependant métissé de délice, ces longues semaines, trois ans plus tôt, occupées à délirer sur sa couche humide de sueur tandis que la main fraîche de Claire, sa mère, peinait à repousser les chimères qui jonchaient son oreiller. On lui avait depuis raconté qu’elle ne consentait à s’absenter que la nuit venue, au moment où 18, place de l’Espée, au bout de la rue des Capucins, le carillon de l’église Saint-Nicolas égrenait ses vingt-quatre coups au tournant du jour. Claire, tête baissée, le corps meurtri par une trop longue station assise, rejoignait alors la chambre conjugale au second étage de la maison après que la garde-malade, une vieille fille du bourg qui sentait la fleur d’oranger, avait installé sa veille en sortant ses aiguilles, son tricot et préparé sa faction en allumant une lampe-tempête en laiton à la tête du lit.

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31/10/2013 209 pages 19,50 €
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