Il y avait une sorte d’étonnement dans le fait que l’Angleterre eût, pour mon plus grand plaisir, pris la peine d’être à ce point anglaise.
HENRY JAMES, Heures anglaises
Introduction
Au début, j’entends des voix. Ça commence comme ça. Des voix anglaises sortant d’une toute petite radio en plastique blanc qui est encore aujourd’hui en Normandie. Je me souviens qu’il faut régler le curseur bleu sur LW/L 20. Je ne sais pas, alors, que ça s’appelle BBC Radio 4. J’ai huit ans, neuf peut-être. Quelque chose de suave s’échappe des milliers de trous d’épingle de la grille métallique. Des mélodies étranges, des diphtongues qui swinguent, des voyelles qui s’étirent ou sautillent comme des crocjhes. Ces rythmes m’enveloppent d’une douceur quasi sensuelle.
J’ai huit ans, neuf peut-être. Je ne parle pas anglais. Je ne comprends rien à ce que j’entends. Mais j’écoute cette langue comme on écoute une musique. Mon père écoute France Musique, moi BBC Radio 4. J’appuie sur « on ». It turns me on…
De la langue à la littérature, il n’y a qu’un pas. Quelques années plus tard, alors que je passe les étés à Windsor — oh, comme je voudrais être kidnappée par la famille Peckham, qu’elle fasse de moi une vraie Britannique ! —, je découvre pêle-mêle les sœurs Brontë et Thomas Hardy, Dickens et Jane Austen, Saki et P. G. Wodehouse, Evelyn Waugh et Oscar Wilde… J’ai gardé dans l’oreille ces tirades de Lady Windermere’s Fan que nous jouions au théâtre en seconde. « Now I never moralize. A man who moralizes is usually a hypocrite, and a woman who moralizes is invariably plain » (« Moi, je ne fais jamais la morale. Un homme qui fait la morale est en général un hypocrite, et une femme qui fait la morale est systématiquement laide »). Ou cette réplique qui va si bien avec l’air du temps : « What is a cynic ? A man who knows the price of everything and the value of nothing » (« Qu’est-ce qu’un cynique ? Un homme qui connaît le prix de tout et la valeur de rien »). Ou encore cette formule bien connue mais tellement plus profonde qu’il n’y paraît : « In this world, there are only two tragedies. One is not getting what one wants, and the other is getting it. The last is much the worst. The last is a real tragedy » (« Dans ce monde, il n’y a que deux tragédies. La première est de ne pas avoir ce que l’on veut et la seconde est de l’obtenir. La dernière est de loin la pire. C’est une véritable tragédie »).
Ne pas juger, garder en tête la vraie valeur des choses, s’en sortir par l’humour. Dès l’adolescence, je tenais presque un programme de vie. Et que dire de « Let’s agree to disagree » qui me semblait alors représenter le summum de la civilisation ?
Cette tendresse particulière pour les auteurs britanniques1, il n’était pas étonnant qu’elle ressurgisse plus tard, lorsque je suis entrée au Monde comme critique littéraire. C’était en 1993. Depuis, je n’ai cessé d’avoir un œil sur ce qui s’écrit de l’autre côté de la Manche. Et chacun sait que je suis toujours volontaire pour franchir les trente-sept kilomètres qui séparent Calais de Douvres. Au fil du temps, j’ai fini par rencontrer la plupart des écrivains qui comptent sur l’autre rive. Avec certains d’entre eux, des liens privilégiés se sont tissés. Autour de la littérature bien sûr, mais pas seulement. J’ai parlé de peinture avec William Boyd, de cuisine avec Julian Barnes, de psychanalyse avec Hanif Kureishi. J’ai plaisanté avec David Lodge au sujet de la France et essuyé les foudres d’Edna O’Brien. J’ai joué à cache-cache avec Ian McEwan et recueilli la « dernière interview », à Berne, de John le Carré…
Extraits
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