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Trafic N° 88, Hiver 2013

Raymond Bellour, Jacques Bontemps, François Caillat, Erik Bullot

Raymond Bellour, Comment être Avi Mograbi Jacques Bontemps, Intervalli. Moi et toi de Bernardo Bertolucci et L'Intervallo de Leonardo Di Costanzo Cristina Álvarez López, The Macao Gesture. Sur La dernière fois que j'ai vu Macao Shilling Wong, Estomac l'obscur. The Lunchbox (2013) de Ritesh Batra Jonathan Rosenbaum, Témoignage personnel sur une aventure nommée film. factory François Caillat, Le possible du monde. Autour du film Une jeunesse amoureuse Érik Bullot, Lettre d'Istanbul Karl Sierek, Noir de Chine Jacques Aumont, Im Kwon-taek: éthique et mélancolie Antony Fiant, Les fantômes de la liberté. Notes sur le cinéma farouche de Lisandro Alonso Hervé Gauville, Bienvenue au Cabaret Mark Rappaport, The Life and Death of a Hollywood Extra (Barry Norton, né Alfredo Carlos Birabén) Murielle Joudet, Bette Davis, rien qu'un cœur solitaire Olivier Maillart, Un héros de notre temps Olivier Cheval, La solidité du monde Marcelline Delbecq, ...

Par Raymond Bellour, Jacques Bontemps, François Caillat, Erik Bullot
Chez P.O.L

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Editeur

P.O.L

Genre

Cinéma

Comment être

Avi Mograbi

 

par Raymond Bellour

 

 

Dès le jour où on vit surgir sur un écran (pour moi, ce fut en 1997 au festival de Pesaro) le grand corps souple et ironique du cinéaste-acteur israélien Avi Mograbi, il devint clair qu’on se trouvait devant une de ces figures bifides en qui s’incarne un des ressorts les plus étranges de l’art du cinéma : des cinéastes le devenant pleinement à condition de se jouer d’eux-mêmes pour cristalliser la réalité dont ils se veulent ordonnateurs et témoins (Tati, Chaplin, Keaton, Jerry Lewis, les grands comiques, mais aussi, dans des registres plus ou moins occasionnels et toujours très prégnants : Renoir dans La Règle du jeu, Godard ici et là et face au cinéma de ses Histoire (s), Cavalier sur le tard, de plus en plus, etc. ; ou Moretti surtout, auquel on a comparé Mograbi ; mais de tous c’est sans doute du diariste américain Ross McElwee que Mograbi serait formellement le plus proche). C’était à Pesaro son second long métrage, Comment j’ai appris à surmonter ma peur et à aimer Ariel Sharon (1997) – le premier, La Reconstruction (l’affaire criminelle de Danny Katz) (1994), est un essai de démontage politique dont l’objectivité troublante et troublée fait la force comme la limite1.

Dès le premier plan de Comment j’ai appris…, avant le générique, apparaît, face à nous, Avi Mograbi en gros plan, dans le décor de son bureau, avouant le problème pressant dont il doit nous parler : « Tammi, ma femme, vient de me quitter. Ça peut paraître idiot mais elle m’a quitté à cause d’Ariel Sharon. » Telle est la fiction sur laquelle s’engage ce reportage documentaire consacré à Sharon, à l’occasion de la campagne électorale au cours de laquelle celui-ci apporta un appui déterminant à la candidature de Benyamin Netanyahou au poste de Premier ministre du gouvernement israélien, sitôt la crise ouverte par l’assassinat de Yitzhak Rabin. Ce plan-témoin (désormais plutôt un plan rapproché) reviendra rituellement pendant une heure pour informer le spectateur de l’avancée d’un projet difficile, plusieurs fois remis, dont l’évolution chaotique devient le film même, jusqu’à la métamorphose finale qui lui fera rejoindre son point de départ. L’auteur, homme de gauche, un moment emprisonné pour avoir refusé de servir pendant la guerre du Liban (on l’apprend plus tard de sa bouche), craint d’abord que Sharon ne le démasque s’il parvient à l’approcher pour pouvoir le filmer ; mais après bien des tribulations, il sera peu à peu accepté, jusqu’à « faire partie de la famille », lui dira Sharon au fil de l’un de leurs dialogues devenus presque familiers, à travers lesquels transparaît au mieux la séduction personnelle que celui-ci exerce, dont il use et abuse ; et cette dérive sournoise conduira finalement le cinéaste, qu’on voit assurer la prise de son dans la plupart des plans du tournage où il figure, à entrer avec sa perche dans la ronde hystérique des partisans de « Bibi » galvanisés par un rocker de l’extrême droite religieuse, avec sa kippa, sa barbe et ses papillotes, un de ceux qui représentaient Rabin en SS pour exprimer leur opposition fanatique à tout règlement raisonnable du conflit endémique avec les Palestiniens. Cette dérive finement orchestrée est ponctuée de rêves qui en disent la valeur de hantise chez le cinéaste en crise ; jusqu’au cauchemar attendu et craint, selon ses propres mots, qui fait resurgir par flashes puis par longs mouvements de caméra les intolérables images d’archives des massacres de Sabra et Chatila. C’est ainsi toute une vie qu’on voit s’engager pour servir dans sa tourmente imaginée une double visée documentaire : un portrait in vivo du leader le plus charismatique de la droite israélienne, en qui le tout de son pays s’incarne ; et l’élaboration pas à pas du film qui permet ce portrait – film dans lequel son auteur, en même temps vrai et fictif, s’engloutit à l’extrême, suscitant chez le spectateur une identification confondante dont la vertu critique s’accroît en proportion de son caractère ouvertement picaresque.

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09/12/2013 142 pages 17,00 €
Scannez le code barre 9782818019863
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