#Essais

Recherches de la France

Pierre Nora

"Après Historien public, qui se voulait un portrait d'époque à travers les engagements d'un itinéraire individuel, après Présent, nation, mémoire, qui tentait de dégager, par ces trois mots, les rôles de la conscience historique contemporaine, ce troisième volet de mon entreprise réunit les principaux essais que j'ai consacrés à la France, son identité et sa mémoire. L'organisation presque naturelle de ce rassemblement fait apparaître une image fortement unitaire : celle de l'État-nation dans son âge accompli. Il s'enracine chronologiquement de la Révolution de 1789 aux retombées du gaullisme et du communisme, ces deux versions ultimes de la France qui ont mélangé toutes les deux, à doses variables, la nation et la révolution. Car ce sont en définitive les entrelacs de la nation, de la république et de la révolution qui sont le sujet de ce livre. On va de la nation universelle à la nation communautaire, de la République de combat à la République patrimoine, de la Révolution conquérante à l'épuisement de l'idée révolutionnaire. Toutes les percées idéologico-politiques qui se sont affirmées depuis, - socialiste ou libérale, européenne, souverainiste ou écologique -, n'ont fait que souligner l'ébranlement de cette identité traditionnelle. C'est la fin d'un projet national incorporé. Entre ces Recherches de la France et Les lieux de mémoire, auxquels ce livre emprunte plusieurs de mes propres contributions, il y a par-delà la différence de nature, un air de parenté. Dans les deux cas, ce n'est pas une histoire personnelle de la France, mais une manière personnelle d'écrire cette histoire ; une histoire éclatée, où cependant l'analyse approfondie de chaque éclat dit quelque chose de la singularité mystérieuse du tout", Pierre Nora.

Par Pierre Nora
Chez Editions Gallimard

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Genre

Sciences historiques

 

 

 

PREMIÈRE PARTIE

ENRACINEMENTS RÉVOLUTIONNAIRES

 

 

 

1

 

L’avènement de la nation

 

Paru sous le titre « Nation » in François FURET et Mona OZOUF (dir.), Dictionnaire critique de la Révolution française, Flammarion, 1988, pp. 801-812.

 

Que ce soit la Révolution qui ait donné au mot « nation » sa synergie et son énergétique, chacun, sans doute, en conviendra. À elle revient d’en avoir coagulé les trois sens. Le sens social : un corps de citoyens égaux devant la loi ; le sens juridique : le pouvoir constituant par rapport au pouvoir constitué ; le sens historique : un collectif d’hommes unis par la continuité, un passé et un avenir. À la Révolution aussi d’avoir donné son propre dynamisme à cet ensemble désormais impossible à distinguer de la constellation de ses noms : royaume, dont elle procède, mais contre lequel elle se construit ; République, longtemps marquée par la forme du régime ; État, toujours contaminé de mercantilisme monarchique ; patrie, aux connotations plus émotives et sentimentales ; France enfin, dont l’identité reste pétrie de longue histoire, de culture et de volonté.

 

 

 

Dans un mouvement ample et sur profil de longue durée, « nation » peut apparaître comme la précipitation rapide et la politisation, sur un cadre social brusquement subverti, et un cadre territorial bientôt sacralisé, de deux acceptions différentes, venues du lointain des âges : l’acception large, religieuse et biblique, véhiculée par la vulgate et la langue savante, porteuse de tradition apostolique — gentes et nationes —, qui fait seulement de la nation une des grandes divisions naturelles de l’espèce humaine sortie des mains du Dieu créateur. L’acception étroite, qui rattache au contraire la nation à sa racine — nasci, naître — et lie la notion à la petite communauté, à la famille et à son lieu ; acception vécue, qui liera définitivement la nation au sentiment de la patrie, oasis de liberté dans le désert hostile du grand monde. Une patrie qui s’élaborera comme naturellement dans l’exil et dans l’émigration, et dont Chateaubriand, après Du Bellay, tirera les accents que l’on sait. Cette double définition apparaît déjà nettement avec le regroupement par « nations » dans les universités du XIIIe siècle, et c’est encore elle que fixe, au début du XVIIe siècle, le premier des dictionnaires, le Thrésor de la langue francoyse de Jean Nicot : « Gens de diverses nations assemblés en une ville pour demeurer ensemble. » Une notion donc ambivalente, à la fois très large et savante, très étroite et populaire, loin du sens moderne que nous lui donnons, mais où sont déjà présentes les trois composantes que la Révolution va amalgamer parce que devenues soudainement actuelles et nécessaires : une composante géopolitique, neutre et plurielle, qui suppose la coexistence d’autres nations dans le cadre de la chrétienté ; une composante évangélique, à potentialité universelle et religieuse ; une composante charnelle et prochaine, que souligne bien le Dictionnaire de l’Académie (1694) : « Tous les habitants d’un mesme Estat, d’un mesme pays, qui vivent sous mesmes loix, et usent de mesme langage. » Définition très proche de celle que donne Furetière (1690) : « Se dit d’un grand peuple habitant une même étendue de terre renfermée en certaines limites ou même sous une certaine domination », et que reprendra encore intégralement Trévoux en 1771.

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03/10/2013 592 pages 24,50 €
Scannez le code barre 9782070140466
9782070140466
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