PREMIÈRE PARTIE
ENRACINEMENTS RÉVOLUTIONNAIRES
1
L’avènement de la nation
Paru sous le titre « Nation » in François FURET et Mona OZOUF (dir.), Dictionnaire critique de la Révolution française, Flammarion, 1988, pp. 801-812.
Que ce soit la Révolution qui ait donné au mot « nation » sa synergie et son énergétique, chacun, sans doute, en conviendra. À elle revient d’en avoir coagulé les trois sens. Le sens social : un corps de citoyens égaux devant la loi ; le sens juridique : le pouvoir constituant par rapport au pouvoir constitué ; le sens historique : un collectif d’hommes unis par la continuité, un passé et un avenir. À la Révolution aussi d’avoir donné son propre dynamisme à cet ensemble désormais impossible à distinguer de la constellation de ses noms : royaume, dont elle procède, mais contre lequel elle se construit ; République, longtemps marquée par la forme du régime ; État, toujours contaminé de mercantilisme monarchique ; patrie, aux connotations plus émotives et sentimentales ; France enfin, dont l’identité reste pétrie de longue histoire, de culture et de volonté.
Dans un mouvement ample et sur profil de longue durée, « nation » peut apparaître comme la précipitation rapide et la politisation, sur un cadre social brusquement subverti, et un cadre territorial bientôt sacralisé, de deux acceptions différentes, venues du lointain des âges : l’acception large, religieuse et biblique, véhiculée par la vulgate et la langue savante, porteuse de tradition apostolique — gentes et nationes —, qui fait seulement de la nation une des grandes divisions naturelles de l’espèce humaine sortie des mains du Dieu créateur. L’acception étroite, qui rattache au contraire la nation à sa racine — nasci, naître — et lie la notion à la petite communauté, à la famille et à son lieu ; acception vécue, qui liera définitivement la nation au sentiment de la patrie, oasis de liberté dans le désert hostile du grand monde. Une patrie qui s’élaborera comme naturellement dans l’exil et dans l’émigration, et dont Chateaubriand, après Du Bellay, tirera les accents que l’on sait. Cette double définition apparaît déjà nettement avec le regroupement par « nations » dans les universités du XIIIe siècle, et c’est encore elle que fixe, au début du XVIIe siècle, le premier des dictionnaires, le Thrésor de la langue francoyse de Jean Nicot : « Gens de diverses nations assemblés en une ville pour demeurer ensemble. » Une notion donc ambivalente, à la fois très large et savante, très étroite et populaire, loin du sens moderne que nous lui donnons, mais où sont déjà présentes les trois composantes que la Révolution va amalgamer parce que devenues soudainement actuelles et nécessaires : une composante géopolitique, neutre et plurielle, qui suppose la coexistence d’autres nations dans le cadre de la chrétienté ; une composante évangélique, à potentialité universelle et religieuse ; une composante charnelle et prochaine, que souligne bien le Dictionnaire de l’Académie (1694) : « Tous les habitants d’un mesme Estat, d’un mesme pays, qui vivent sous mesmes loix, et usent de mesme langage. » Définition très proche de celle que donne Furetière (1690) : « Se dit d’un grand peuple habitant une même étendue de terre renfermée en certaines limites ou même sous une certaine domination », et que reprendra encore intégralement Trévoux en 1771.
Extraits
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