#Roman francophone

L'homme est un grand faisan sur terre

Herta Müller

Roumanie. Depuis que le meunier Windisch veut émigrer, il voit la fin partout dans le village. Peut-être n'a-t-il pas tort. Les chants sont tristes, on voit la mort au fond des tasses et chacun doit faire la putain pour vivre, a fortiori pour émigrer. Windisch a beau livrer des sacs de farine et payer, le passeport promis se fait toujours attendre. Sa fille Amélie se donne au milicien et au pasteur, dans le même but. Un jour, ils partiront par l'ornière grise et lézardée que Windisch empruntait pour rentrer du moulin. Plus tard, ils reviendront, un jour d'été, en visite, revêtus des vêtements qu'on porte à l'ouest, les chaussures qui les mettent en déséquilibre dans l'ornière de leur village, avec des objets de l'Ouest, signe de leur réussite sociale, et " sur la joue de Windisch, une larme de verre ".

Par Herta Müller
Chez Editions Gallimard

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Genre

Poches Littérature internation

 

 

 

L'ornière

 

 

Des roses poussent autour du monument aux morts. Un buisson de roses. Si folles qu'elles étouffent l'herbe. Les fleurs sont blanches, rabougries, serrées comme des fleurs en papier. Elles froufroutent. C'est l'aube. Il fera bientôt jour.

Chaque matin, quand Windisch fait tout seul la route qui le mène au moulin, il compte : quel jour sommes-nous ? Arrivé devant le monument aux morts, il compte les années. Plus loin, près du premier peuplier, à l'endroit où le vélo s'enfonce toujours dans la même ornière, il compte les jours. Et le soir, quand Windisch ferme le moulin, il compte encore une fois les années et les jours.

De loin, il voit les petites roses blanches, le monument aux morts et le peuplier. Lorsque, par temps de brouillard, Windisch passe à bicyclette, il a le blanc des roses et le blanc de la pierre juste sous les yeux. Windisch passe au travers. Il a le visage humide et va jusqu'au moulin. Deux fois déjà le buisson de roses n'a eu que des épines et les mauvaises herbes dessous étaient roussies. A deux reprises le peuplier a perdu tant de feuilles que le bois a failli éclater. Deux fois la neige a recouvert les routes.

Devant le monument aux morts, Windisch compte deux années et, dans l'ornière près du peuplier, deux cent vingt et un jours.

Tous les matins, quand Windisch roule dans l'ornière en cahotant, il se dit : « Ça va être la fin. » Depuis que Windisch veut émigrer, il voit la fin partout dans le village. Le temps s'arrête pour ceux qui veulent rester. Que le veilleur de nuit reste, c'est pour Windisch au-delà de la fin.

Et quand Windisch a compté deux cent vingt et un jours et qu'il est passé en brinquebalant dans l'ornière, il pose pied à terre pour la première fois. Il met la bicyclette contre le peuplier. On entend ses pas. Des tourterelles sauvages s'envolent des cerisiers. Elles sont grises comme la lumière. Seul le froissement de leurs ailes permet de les percevoir.

Windisch se signe. La poignée de la porte est mouillée. Elle lui reste collée à la main. La porte de l'église est fermée à clé. Saint Antoine est enfermé derrière le mur. Il a à la main un lis blanc et un livre marron.

Windisch a froid. Il regarde la route. Elle s'arrête là où les herbes envahissent le village. Tout là-bas au bout de la route un homme marche. Ligne noire dans les champs. La houle herbeuse le soulève au-dessus de la terre.

 

 

 

 

La grenouille rousse

 

 

Le moulin est muet. Muets les murs et le toit. Les roues aussi. Windisch a appuyé sur l'interrupteur et éteint la lumière. Il fait nuit entre les roues du moulin. L'obscurité a englouti la poussière de farine, les mouches et les sacs.

Le veilleur de nuit est assis sur le banc. Il dort. La bouche ouverte. Les yeux du chien brillent sous le banc.

Windisch s'aide des mains et des genoux pour porter le sac. Il l'appuie contre le mur du moulin. Le chien regarde et bâille. Ses dents blanches dessinent une morsure.

La clé tourne dans la serrure du moulin. La serrure craque sous les doigts de Windisch. Il compte. Il sent battre ses tempes et il se dit : « Ma tête est une pendule. » Il met la clé dans sa poche. Le chien aboie. « Je vais la remonter jusqu'à ce que le ressort se casse », dit-il à haute voix.

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24/10/2009 124 pages 7,00 €
Scannez le code barre 9782070382385
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