#Roman francophone

Sorti de rien

Irène Frain

Ce récit personnel et biographique, nul mieux qu’Irène Frain ne peut prétendre le présenter : "Un jour, un journaliste m’interpelle : Vous qui êtes sortie de rien…". Quel rien ? La misère qui fut celle de mon père ? Je retourne en Bretagne. Le fil du passé n’est pas encore rompu, les gens se souviennent, un monde stupéfiant ressuscite, un lignage archaïque dont j’ignorais l’existence, rudesse et merveilles, austérité et truculence, cocasserie, poésie. L’esprit même de mon père, l’humilié qui ne plia jamais devant l’adversité. Une colère ancestrale prend alors la parole et me dicte, sans me laisser d’issue : "Cherche donc ce qu’il fut, ce Rien dont tu es la fille. Et dis-le". Je m’incline, je croise ce passé avec ce qu’il me reste de mon père : ses récits, sa légende, ses carnets, toutes ces lettres qu’il écrivit lorsqu’il était prisonnier des nazis. Des énigmes s’expliquent, des secrets se dévoilent. Oui, mon histoire, jusqu’à mon prénom, est bien fille de la sienne : le combat d’un Breton "sorti de rien". Combien sont-ils encore, sur la planète, à vouloir sauver comme lui le seul trésor qui vaille : la dignité ?".

Par Irène Frain
Chez Seuil

0 Réactions |

Editeur

Seuil

Genre

Littérature française

 

 

1

 

« Vous qui venez de nulle part, qui êtes sortie de rien… »

 

 

J’ai su tout de suite qu’il fallait que je me taise. Ne rien dire, ne pas protester. L’animateur a donc continué à dérouler son discours. J’ai eu l’impression qu’il l’avait appris par cœur. Cependant, soucieux de son image de « grande figure des médias », il s’était assuré de son habituel filet de sécurité : un gros paquet de fiches.

Mots comptés, pesés, soupesés. Chaque dix secondes, il balayait son texte d’un coup d’œil panoramique, se tournait vers moi, me fixait un instant, étirait un sourire millimétré puis sondait la salle d’un long regard profond. Un concentré de bienveillance strictement chronométré.

Et ça marchait. Aussi bien qu’à la télévision, Grande-Figure-des-Médias – pour abréger, appelons-le GFM – envoûtait son auditoire. Trois ou quatre cents invités qui, vanité, légèreté, ou simplement de guerre lasse, avaient cédé aux relances opiniâtres de l’agence chargée d’assurer le succès de cette remise de trophées. À la fin de leur journée de travail, au lieu de rentrer chez eux comme tout un chacun, ils avaient consenti à installer leurs échines et leur stress dans les très inconfortables fauteuils de ce théâtre parisien. Ils étaient maintenant payés de retour : GFM, rien qu’à eux, leur servait son numéro.

J’avais cédé, moi aussi. Comme le chef étoilé, la créatrice de dessous chics, l’ex-champion de tennis, le petit génie de l’informatique qui m’avaient précédée sur scène et avaient reçu, ainsi que je m’apprêtais à le faire, le gros cube de métal doré qui récompenserait leur « chemin de vie », selon la formule de GFM.

Il ne prononçait jamais le mot « carrière ». Ni même « trajectoire » ou « parcours ». Ce refus d’appeler les choses par leur nom, c’est ce qui m’avait irritée, dès le début de la soirée. Comment avais-je pu me laisser embarquer dans cette galère ?

Vanité, sans doute, comme les autres, lassitude. Plus le savoir-faire de la multinationale qui finançait la soirée. La cérémonie avait commencé par un petit film d’autocélébration ; comme toujours en pareil cas, on y avait vu défiler, sur fond de ciel bleu Himalaya, ses managers au moral d’acier. Puis ç’avait été le tour de ses cadres qui n’avaient peur de rien, de ses chercheurs ultraconcentrés, manutentionnaires en salopette, contrôleurs de qualité coiffés de méduses plastifiées, hôtesses à la longueur de jambes réglementaire. Tous fermement solidaires, du haut en bas de l’échelle, dans la bataille engagée pour la suprématie planétaire de la Marque. GFM avait alors fait son apparition sur la scène et, à l’adresse de ceux qui doutaient encore, avait lancé d’une voix vibrante d’émotion : « Nous sommes ici pour défendre l’humain. »

De toute sa brochette de lauréats, je devais être le spécimen le plus spectaculairement « humain » : il en oublia ses fiches et c’est à moi, non à la salle, qu’il fit cette fois cadeau de son pénétrant regard. « Oui, vraiment, je tiens à le répéter, vous qui êtes venue de nulle part et sortie de rien… »

Commenter ce livre

 

03/10/2013 288 pages 19,50 €
Scannez le code barre 9782021121452
9782021121452
© Notice établie par ORB
plus d'informations