#Essais

Naissance littéraire du fascisme

Uri Eisenzweig

Fin 1897 l'innocence du capitaine Dreyfus éclate au grand jour. S'opère alors un étonnant chassé-croisé. Bernard Lazare, le premier à avoir réfuté publiquement la thèse d'un Dreyfus coupable, se retire de la scène médiatique. Alors que Maurice Barrès, jusqu'ici silencieux, s'engage dans le déni de l'évidence : l'injustice commise à l'égard du capitaine juif. Le livre d'Uri Eisenzweig se penche sur ce moment paradoxal. Il en propose une interprétation touchant aux positions de fond de ces deux penseurs majeurs du dreyfusisme et de l'antidreyfusisme. Marqués par une même sensibilité littéraire fin de siècle, tous deux rejettent le récit comme forme privilégiée du vrai. C'est ce rejet qui, après avoir guidé son geste pionnier de démystification, écarte l'anarchiste Lazare du combat centré sur l'effort de raconter la vérité - dont le "J'accuse !" de Zola est le modèle. En même temps, la fascination pour une vérité échappant au récit génère chez Barrès une imagination romanesque qui, transposée au domaine politique, annonce le fascisme : une conception de la Nation comme entité organique enracinée, fatalement menacée par toute altérité, tout récit. A cette vision du monde correspondent un refus des valeurs universelles et un déterminisme racial. Le livre se termine sur une lecture du superbe journal d'une femme de chambre (1900) d'Octave Mirbeau. Inversant le rapport barrésien entre récit et vérité, ce roman est le premier à souligner que l'imaginaire fasciste naissant est indissociable d'un nouveau statut littéraire pour l'Autre - ici, le juif, tel que le représente l'antisémitisme.

Par Uri Eisenzweig
Chez Seuil

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Editeur

Seuil

Genre

Critique littéraire

 

 

 

Barrès : l’engagement

 

Deuil

 

Un épisode souvent relaté par les historiens de l’affaire Dreyfus est la démarche du jeune Léon Blum auprès de celui qu’il considère presque comme son « frère aîné », Maurice Barrès, début décembre 1897. Un mois plus tôt, sur un des fac-similés que le frère du capitaine, Mathieu, a fait afficher dans divers lieux, un banquier a reconnu l’écriture du document – le fameux « bordereau » – sur lequel s’était appuyée la condamnation pour espionnage d’Alfred Dreyfus en décembre 1894. Il s’agit d’un de ses clients, le commandant Esterházy. Le 15 novembre, Mathieu écrit au ministre de la Guerre, désignant Esterházy comme le véritable auteur du bordereau. La lettre est publiée dès le lendemain. L’identité du coupable était connue de plusieurs initiés depuis un certain temps mais elle est désormais de notoriété publique. C’est avec confiance, donc, que Blum se rend chez Barrès pour lui demander de signer une pétition appelant à la révision du procès de 1894.

Et effectivement, accueillant son cadet de dix ans avec « cette noblesse naturelle qui lui permettait de traiter en égal le débutant timide qui venait de dépasser son seuil », Barrès paraît troublé :

Il y a un souvenir qui m’obsède. J’ai assisté, il y a trois ans, à la dégradation de Dreyfus. J’ai écrit un article, dans le Journal, vous vous rappelez… Eh bien ! je me demande si je ne me suis pas mépris. Je me rends compte que chacune des attitudes, chacune des expressions de visage que j’interprétais comme le signe d’une scélératesse totale, parfaite, comportait aussi le sens inverse. Dreyfus était-il le scélérat ; était-il un stoïque, un martyr ? Je n’en sais plus rien…

Et Blum tentant alors de le convaincre de signer, son hôte l’interrompt :

Non, non… je suis troublé et je veux réfléchir encore. Je vous écrirai…

Trois jours plus tard arrivera le refus de Barrès, une lettre affirmant que « dans le doute, c’est l’intinct national qu’il choisirait comme point de ralliement ». Abattement – « deuil » – de Blum.

 

La scène est singulière. Il y a évidemment la notion déconcertante – du moins pour un lecteur du XXIe siècle – de l’affection fraternelle liant un Léon Blum à un antisémite aussi notoire que Barrès. D’autant que l’article évoqué par ce dernier n’est pas n’importe lequel. Classique du genre, pourrait-on dire, « La parade de Judas », publié le 6 janvier 1895 (la dégradation publique avait eu lieu la veille), décrit un Dreyfus « le lorgnon sur son nez ethnique », à la voix « insupportable », « figure de race étrangère », etc., pour conclure en se demandant : « Quand donc les Français sauront-ils reconquérir la France ? » S’en souvient-il, Blum, en ce début du mois de décembre 1897 ? À vrai dire, l’aurait-il oublié que sa déception prochaine n’en resterait pas moins surprenante : n’a-t-il pas lu le roman que Barrès vient de publier trois mois plus tôt, Les Déracinés, où les Juifs, qui ne sont pas « de type français », se préoccupent de « combinaisons exclusivement financières » et sont décrits comme étant d’une apparence déplaisante qui relève de leur non-appartenance au terroir – « ces gens-là […] étaient laids tout de même, avec leur mimique étrangère, sous le porche d’une vieille maison de Neufchâteau » ? Mais oui, l’Alsacien d’origine Blum a lu Les Déracinés : il l’a même encensé dans La Revue blanche, quinze ou vingt jours à peine avant d’aller quémander la signature de Barrès ! Bien entendu, il n’est pas impossible d’admirer le talent d’un auteur qui vous exècre. Mais il ne s’agit pas de simple admiration. « C’est une joie et une fierté pour nous qui aimons M. Barrès, qui l’avons toujours aimé, de le voir s’élever si haut, même au-dessus de ce qu’on pouvait attendre », écrit le jeune chroniqueur. Joie, fierté, amour…

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10/10/2013 167 pages 19,00 €
Scannez le code barre 9782021135909
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