#Roman étranger

Narcopolis

Jeet Thayil

Ce livre est une plongée dans les bas-fonds du Mumbai (Bombay) des années 70. Unité de lieu : la fumerie d’opium de Rashid. Unité de temps : le début des années 70. Personnage principal : Dimple (« fossette »), un(e) jeune eunuque prostitué(e). Personnages secondaires : les voyous, les maquereaux, les dealers, les touristes et les junkies de toutes sortes qui fréquentent l’établissement. Et, bien sûr, le narrateur. Les années passent, c’est le temps des hippies, de l’héroïne et de la cocaïne. Le narrateur parvient à s’évader de cet univers délétère. Lorsqu’il reviendra, guéri de ses obsessions, ce sera pour constater mélancoliquement que tous ceux qu’il avait aimés ont disparu. Narcopolis est le Last Exit to Brooklyn de l’Inde moderne. Avec ce roman prodigieux, Jeet Thayil s’inscrit dans la lignée des grands auteurs (Thomas de Quincey, Baudelaire, William Burroughs) qui ont donné aux « paradis artificiels » - mais ne s’agit-il pas plutôt, ici, de l’Enfer ? - leurs lettres de noblesse littéraire. On pense aussi à Notre-Dame des Fleurs de Jean Genet, ce chef d’œuvre baroque dans lequel la beauté surgit de l’ordure. Monde inversé, sur lequel Sa Majesté l’opium règne sans partage, et promis à la destruction. Parmi ses habitants, seuls quelques-uns seront sauvés.

Par Jeet Thayil
Chez Editions de l'Olivier

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Genre

Littérature étrangère

 

 

Chapitre un

Fossette

 

Avant que Fossette n’en vienne à s’appeler Zeenat, elle travaillait à mi-temps chez Rashid et disparaissait tous les soirs au bordel des hijras*. Je fumais à sa banquette même quand les autres pipes étaient libres et nous parlions comme les fumeurs parlent, à l’horizontale, ménageant de longues pauses, et si bas qu’on aurait cru entendre le babil incompréhensible de petits enfants. Je lui posai les habituelles questions ineptes. « Est-ce mieux d’être un homme ou une femme ? » Fossette répondit : « Pour la conversation, mieux vaut être une femme, pour tout le reste, pour le sexe, mieux vaut être un homme. » Ensuite, je demandai si elle était un homme ou une femme et elle hocha la tête comme si on lui posait la question pour la première fois. À l’époque, elle avait dans les vingt-cinq ans, elle avait la manie de secouer la tête pour faire tomber ses mèches devant ses yeux, et elle souriait sans raison particulière, un sourire charmant, d’après mes souvenirs, qui ne laissait en rien présager des métamorphoses qui l’affecteraient plus tard.

« “Femme” et “homme”, expliqua-t-elle, sont des mots que les autres emploient, pas moi. Je ne sais pas vraiment ce que je suis. Certains jours, je ne suis ni l’un ni l’autre, je ne suis rien. D’autres jours, j’ai la sensation d’être les deux. Mais les hommes et les femmes sont si différents, comment une seule personne pourrait-elle être les deux ? N’est-ce pas ce que tu te demandes ? Eh bien, je suis les deux et j’ai appris des choses, à mes dépens, le genre de choses qu’il vaut mieux ignorer si on veut survivre dans ce monde. Par exemple, je connais maintenant l’amour et cette façon qu’ont les amants de vouloir consommer, être consommés et se fondre l’un dans l’autre. Je connais leur désir de vouloir que deux ne fassent qu’un, et je sais que cela est impossible. Quoi d’autre ? Les femmes sont plus évoluées sur les plans biologique et émotionnel, c’est bien connu, et c’est évident. Mais elles confondent sexe et esprit ; elles ne font pas la distinction entre les deux. Les hommes, tu le sais, distinguent toujours entre leurs deux natures, d’une part l’homme, de l’autre le chien. » Elle ajouta : « J’aimerais t’en entretenir davantage parce que j’ai beaucoup à dire sur cette double nature, comme tu l’auras sans doute deviné, mais à quoi bon ? Il y a peu de chances que tu comprennes… après tout, tu es un homme. »

 

Elle avait assimilé l’anglais en bavardant avec les clients et apprenait à le lire en autodidacte. Elle connaissait assez l’alphabet pour reconnaître certains mots dans les journaux et revues de cinéma sur lesquels elle tombait, les romans en format de poche oubliés par les clients au khana* ou les inscriptions sur les paquets de détergent et les tubes de dentifrice. Parfois, Bengali lui donnait des livres, le plus souvent d’histoire, mais aussi de philosophie, de géographie et des ouvrages biographiques illustrés avec des titres tels que Grands penseurs du XXe siècle et Cent grands hommes qui ont marqué le monde. Il les dénichait chez les chiffonniers du quartier de Shuklaji Street, haut lieu du commerce des vieux papiers, des nippes, des jouets de seconde main et de camelote en tout genre. Il lui donnait des livres et elle les consultait en cachette, car elle n’aimait pas qu’on la voie lire – elle trouvait qu’elle lisait comme une illettrée. Elle aimait regarder longuement les couvertures, passer le doigt sur les lettres du titre et, quand elle réussissait à comprendre une ligne ou ne fût-ce qu’un mot, elle en avait des frissons dans le dos.

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trad. Bernard Turle
29/08/2013 298 pages 22,00 €
Scannez le code barre 9782879298153
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