Un homme à part
« Croyez-en un vieux Parisien, il n’est pas d’exemple d’une famille de Paris qui soit parvenue à jouer le jeu pendant plus de trois générations sans être liquidée. » Loin d’être une boutade, cette confidence de Charles de Gaulle à son aide de camp Claude Guy1 prend sa signification véritable à la lumière de l’histoire, assez mouvementée, de sa lignée paternelle.
Jusqu’à la Révolution, les de Gaulle étaient des bourgeois parisiens prospères, respectés, fiers de leurs racines lointaines au pays de Galles. Après la tourmente de 1789, tout changea. Procureur au Parlement, Jean-Baptiste de Gaulle, le trisaïeul du général, perdit la majeure partie de sa fortune durant les troubles et son fils, avocat au Parlement, emprisonné par la Convention, délivré par la mort de Robespierre, ne put rétablir la situation matérielle des siens. À près de soixante ans, en butte à de grandes difficultés, il finira par entrer dans les postes militaires de la Grande Armée, amèrement déçu par les idées nouvelles véhiculées par les Encyclopédistes dont il avait été d’abord assez proche.
Son fils, Julien de Gaulle, le grand-père du fondateur de la Ve République, connut un sort encore moins enviable. Né en 1801 à Ménilmontant, chartiste de formation, installé très jeune dans le Nord, il travaillait dans un petit pensionnat de Lille menant, semble-t-il, une existence précaire.
Son salaire ne doit pas être bien gros, écrit Michel Marcq, l’historien de la famille, et c’est peut-être la raison pour laquelle ce paléographe […] occupant le plus clair de ses loisirs dans les archives, vendit en 1833-1834 tant à Gand qu’à un négociant lillois de la rue Jean-Jacques-Rousseau, des documents qui ne lui appartenaient pas2.
Vénielle, l’affaire poursuivit malgré tout Julien de Gaulle une partie de sa vie. Lorsqu’en 1837, la petite institution scolaire qu’il avait reprise à Valenciennes périclita, la rumeur publique évoqua de nouveau cet épisode. En tout cas, ce fut dans un dénuement extrême que Julien de Gaulle, sa femme Joséphine et leur fils Charles, alors âgé de quelques mois, quittèrent le Nord, leur mobilier ayant été saisi. « La dernière chemise vendue, précise Michel Marcq, ils s’en vont à Paris où ils vivoteront d’innombrables et très divers travaux de plume3. » Leurs ennuis, apparemment, ne s’arrêtèrent pas là puisque, installés dans la capitale, ils y occupèrent pas moins de vingt-sept domiciles entre 1837 et 1885.
Connue depuis peu de temps grâce aux publications de l’Institut Charles-de-Gaulle, cette vie quasiment errante des grands-parents du général ne mérite d’être évoquée que dans la mesure où elle a engendré un état d’esprit très particulier, non sans conséquences pour les générations suivantes. Joséphine et Julien de Gaulle apparaissent surtout avoir été des inadaptés sociaux, handicapés plus par leur absence de sens pratique que par le petit scandale auquel leur nom était attaché depuis 1834. Auteur d’une monumentale Histoire de Paris, préfacée par Charles Nodier, Julien de Gaulle aurait pu, s’il avait été plus avisé, tirer un certain profit de ses recherches : son ouvrage, en effet, connut une diffusion importante notamment dans les milieux catholiques et traditionalistes qui préféraient l’orientation de ses travaux à celle de son concurrent, le conventionnel Dulaure, auquel on doit aussi une évocation du passé de la capitale. Mieux gérée, l’œuvre de Joséphine aurait dû, en bonne logique, susciter des profits encore plus substantiels. Tous d’inspiration religieuse et moralisatrice, « dans le genre de la Comtesse de Ségur en plus édifiant4 », ses innombrables livres (Chant à Marie pour chaque jour du mois de mai, Le Foyer de mon oncle, Histoire de saint Joseph, entre autres) avaient un public fidèle et non négligeable. Sans doute a-t-elle été victime, comme son mari, d’éditeurs peu compétents.
Extraits
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