#Roman francophone

Des jours que je n'ai pas oubliés

Santiago H. Amigorena

Peut-on aimer deux personnes à la fois ? La question est si simple et la réponse inévitablement si compliquée. Surtout lorsqu'elle n'est pas formulée par celui qui a doublement aimé mais par l'un de ceux qui devaient se contenter de la moitié d'un amour. Les quelques jours de ce voyage en Italie racontent ce qu'a vécu un homme qui n'était plus aimé qu'à moitié.

Par Santiago H. Amigorena
Chez P.O.L

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Editeur

P.O.L

Genre

Littérature française

 

 

 

1

 

Il ouvre la fenêtre et pense à sauter. Il pense aux cinq étages qui le séparent du sol : une chute d’une quinzaine de mètres en à peine quelques secondes. Il entend le bruit sec, sans écho, de son corps sur les pavés de la cour.

Un dernier regard devant lui. C’est la fin de l’automne : l’air est frais, le ciel est gris.

Il ferme les yeux et voit son corps après la chute et avant que la vie ne le quitte. Il voit le choc, les blessures. Il voit ses bras disloqués, ses jambes disloquées. Il voit ses genoux qui explosent. Il voit les articulations qui cèdent, les os qui se déboîtent, qui se brisent, qui transpercent la peau. Il voit son visage sans vie. Il voit son cerveau qui se libère de son crâne et se répand sur le sol.

Il ouvre les yeux et pense que lorsque son corps aura parcouru les cinq étages qui le séparent du sol, tout ce qui en lui était dur sera mou, tout ce qui était rigide sera flexible, tout ce qui était articulé sera désarticulé. Il pense que pendant un temps très court tout sera détendu – et douloureux.

Il voudrait se faire mal. Il voudrait se faire mal pour avoir mal. Il voudrait éprouver une douleur de la chair. Il voudrait que le corps soit le lieu de la douleur. Il voudrait une douleur qui soit une vraie douleur, une douleur sans pensées : seulement une douleur.

Debout devant la fenêtre, il referme les yeux pour sauter, mais il voit ses enfants qui le regardent. Les yeux fermés, il voit ses enfants qui le regardent et il pense que depuis deux mois il leur fait subir son malheur. Il pense à eux après sa mort. Il pense qu’ils ne méritent pas cette épreuve. Il pense qu’ils ne méritent ni cette épreuve ni la douleur qu’il leur fait subir depuis deux mois. Les yeux toujours fermés, il voit le regard triste de son fils aîné qui, du haut de ses quatre ans, le comprend. Et il voit le regard fâché de son fils cadet – qui du haut de ses trois ans ne veut pas le comprendre. Debout devant la fenêtre, il pense à leur rire lorsqu’ils oublient ses larmes. Il pense à leur aptitude à passer d’une seconde à l’autre du plus grand chagrin à la plus grande joie. Il pense à leurs regards qui peuvent exprimer une telle souffrance, puis, si rapidement, un tel bonheur. Il pense à leurs regards clairs, ouverts, confiants.

Et il pense à son regard à elle, qui était si sincère – et qui est encore si doux.

Il pense à toutes ces années où l’amour, ce même amour qui, peut-être, comme elle le dit aujourd’hui, parce qu’il était plus faible, parce qu’il était plus triste, l’a jetée dans les bras d’un autre homme, – il pense à toutes ces années où leur amour les a rendus si aimables. Il pense à elle et se souvient comme ils étaient doux : doux l’un avec l’autre, doux avec leurs enfants. Il pense qu’il ne pourra jamais comprendre comment, de cette extrême douceur, ils ont pu en arriver à la violence extrême qui occupe à présent leurs jours. La douceur était immense ; la violence l’est aussi.

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02/01/2014 246 pages 14,00 €
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