Une amie
J’appris la mort de Camille un soir de septembre 1992. Par hasard, dans une conversation entre anciennes amies de faculté. Nous avions l’habitude de nous réunir une fois par an, pour échanger des nouvelles, aplanir le temps qui passe, renouer une conversation interminable qui, au fil des années, établissait dans nos vies, au-delà des événements qui nous séparaient, une forme de continuité rassurante. Ce soir-là quelqu’un avait mentionné la mort de Camille. Un accident de voiture. Elle revenait d’Italie où elle vivait depuis des années, seule et heureuse de l’être, dans la petite maison de village qu’elle avait louée.
La nouvelle de sa mort me remit en mémoire son visage, certain petit sourire mystérieux lorsqu’elle préférait se taire plutôt que répondre, sa façon de parler lente et posée, ma surprise quand un jour elle m’avait remis entre les mains un manuscrit en me disant : « Pour que vous me connaissiez mieux. » C’est l’une des dernières fois que je la vis.
Une femme étrange, Camille, assez impénétrable, et dont l’énigme constituait à mes yeux le charme essentiel. On dit qu’il ne faut pas se fier aux apparences : dans son cas moins encore que dans un autre.
J’avais fait sa connaissance par un ami commun au début des années quatre-vingt. Elle n’était plus toute jeune, la cinquantaine passée sans doute, et pourtant, plus que ses paroles ou son histoire, plutôt banale à y repenser, c’est son physique qui m’avait d’abord frappée. Non qu’elle eût, à première vue, rien de remarquable, même si elle restait assez jolie, dans le genre discret – brune avec des yeux gris-vert –, mais son regard, lui, retenait l’attention. Il était réfléchi et intense. Dans le milieu des lettres où je vis, les gens sont en général plus désireux de se faire entendre que d’écouter et de se montrer que de voir – ou alors, voir par simple curiosité, non souci de comprendre. Un tel regard, qui se posait sur vous avec calme et vous enveloppait tout entier, vous assurant d’une présence, n’était donc pas si courant. J’avais désiré mieux connaître celle qui le possédait.
Elle m’avait dit qu’elle avait longtemps vécu en province, seule auprès d’une mère âgée. À l’époque, elle enseignait, je crois, la littérature classique. Puis à la mort de sa mère, elle était venue s’installer à Paris, où elle avait trouvé un poste au ministère de la Culture – l’une de ces occupations sans danger qui vous laissent la paix d’esprit voulue pour mener votre vie –, et elle avait renoncé à l’enseignement. Elle gardait de sa vie solitaire, un peu étouffante, une sorte de réserve – comme une distance qui s’interposait entre elle et son interlocuteur et lui ménageait un temps de réflexion dans le dialogue. Ce retrait à peine perceptible, j’y avais vu un trait distinctif de sa personnalité, la marque d’une pensée qui se cherchait, prenait son temps, allait en profondeur, plus soucieuse d’exprimer une vérité que de produire un effet. En public on ne la remarquait pas, elle n’avait pas d’éclat ni de vitalité particulière.
Extraits
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