Pour commencer L’origine du Monde
Faces de la Terre
Il a suffi de deux photographies, réalisées à quatre ans d’intervalle au moyen d’un Hasselblad, pour que rien ne soit plus comme avant. Deux photographies – prises presque au débotté, ou à tout le moins de façon incidente – devant lesquelles les spectateurs, à chaque fois, n’en crurent tout d’abord pas leurs yeux. Deux photographies qui peuvent être considérées comme les images parmi les plus importantes de la culture visuelle de l’humanité dans la mesure où elles mettent en scène frontalement, et de manière inédite, la question même de l’humanité6.
La première fut prise par un astronaute américain, William Anders, lors de la mission d’Apollo 8, le 24 décembre 1968. L’équipage du vaisseau a instinctivement senti que le spectacle qu’il contemplait devait être fixé, immortalisé : celui d’un « lever de Terre », exceptionnel, où un demi-globe illuminé s’élève au-dessus du premier plan formé par la Lune – autour de laquelle tournait la capsule spatiale. Ainsi naquit Earthrise, image dont le succès allait être immédiat et durable7.
La seconde est peut-être plus célèbre encore. Prise par Ronald E. Evans lors de la mission Apollo 17, le 7 décembre 1972, à 45 000 kilomètres de la Terre, cette image est la première à saisir en couleurs si parfaitement la rotondité de la planète, vue de l’espace. Ce sera aussi la dernière prise par un acteur humain, puisque Apollo 17 fut l’ultime mission lunaire habitée à ce jour et son équipage le dernier à pouvoir saisir le globe dans son entièreté. Centrée sur l’Afrique (et pour la première fois aussi parvenant à montrer l’Antarctique), elle fut intitulée Blue Marble, car les astronautes, alors que le soleil derrière eux illuminait parfaitement la sphère terrestre, la décrivirent, tout à la fois étrange, étrangère et familière, comme un disque parfait de marbre bleuté.
Cette photographie est immédiatement devenue un symbole utilisé tant pour magnifier la planète que pour mettre en évidence sa fragilité (Al Gore s’en sert dans son film, An Inconvenient Truth), sans même parler des innombrables usages publicitaires, artistiques, de ce « cliché », désormais dans le domaine public. La NASA utilise aujourd’hui la « marque » Blue Marble pour toutes les images de la Terre qu’elle produit via les moyens satellites actuels.
Ces deux clichés marquent pour l’humanité l’avènement du Monde, c’est-à-dire l’irruption irréversible d’un nouvel espace social d’échelle planétaire. L’un et l’autre ont été pris par des astronautes propulsés hors de l’orbite terrestre, donc dans une position d’extériorité extra-ordinaire pour des individus, qui permettait de contempler la Terre, à distance, comme un corps stellaire dont ils se détachaient, s’arrachaient. Mais un objet céleste bien différent des autres, à leurs yeux d’hommes contemplant leur habitat désormais éloigné et pourtant saisissable dans sa globalité. Cette situation paradoxale de prise de vue fonde la puissance des deux images : un humain centrifugé en route vers la Lune, mais qui trouve dans cette sortie de l’écoumène la condition même de la seule vraie appréhension de cette sphère vitale.
Extraits
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