#Roman étranger

Les filles d'Allah

Nedim Gürsel

Un homme se penche sur son enfance. Après le décès de son père et le départ de sa mère, il est élevé par ses grands-parents. Le grand-père, propriétaire terrien, juriste, mutilé de guerre et musulman d'une grande piété, s'efforce de lui inculquer les principes de l'islam tandis que sa grand-mère lui conte inlassablement des légendes issues de la tradition turque. Il se crée ainsi son propre imaginaire, hanté par le bien et le mal et les épisodes de la vie de Mahomet. Devenu adulte, il trouve, parmi les papiers de son grand-père décédé, un carnet de notes prises en Arabie pendant la Première Guerre mondiale, où celui-ci raconte comment il a dû combattre d'autres musulmans et défendre la ville sainte de Médine contre les Arabes insurgés et alliés des Anglais. Dans ce magnifique roman pour une bonne part autobiographique, scandé en une sorte de contre-chant par les monologues des filles d'Allah, idoles des Mecquois et des bédouins avant l'islam, Nedim Gürsel fait un retour sur les sources de sa pensée et de son écriture, s'interroge sur la foi et sur la Turquie moderne née de la dépouille meurtrie de l'empire ottoman.

Par Nedim Gürsel
Chez Seuil

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Editeur

Seuil

Genre

Littérature étrangère

 

 

 

Arabie heureuse et malheureuse

 

 

Aujourd’hui, après tout ce temps, après tant d’années, tu peux te mettre à rêver. Bien des jours, des mois, des saisons ont passé. Du sang a coulé et a été versé, il y a eu la paix et des guerres, tu as connu des amours qui, comme une chemise de feu, ont meurtri et brûlé ta peau. De noirs désespoirs. La mort et la séparation, surtout, qui est pire que la mort.

L’homme n’existait pas. Ou plutôt il existait au niveau de Dieu. Suscité par Son être, il avait pris vie en Lui. Il s’était aboli en Lui, il avait cessé d’être. Mais Dieu était las de rester seul et puissant, las de Sa colère et de Son amour. Il voulait être connu. D’abord Il créa les mondes, l’univers, ensuite Il créa l’homme. Les anges et le diable, le bien et le mal étaient aussi auprès de Lui ; en créant la terre et les cieux, Il créa aussi les anges et le diable, les djinns et les fées, mais à l’homme seul Il donna un corps et Il le plaça dans le paradis. Là l’homme jouissait d’un bonheur infini, l’homme et la femme étaient deux créatures distinctes. Innocentes, nues et immortelles. S’ils n’avaient pas écouté le diable et mangé le fruit défendu, ils y seraient encore. Ils ne seraient pas tombés, contre leur gré, fragiles, désemparés, dans cet enfer, ce paradis, dans ce pays vaste comme la mer et agité de vagues de sable rouge.

Déploie la carte et regarde ! Déploie les mers, les continents, les monts et les rivières. Fais défiler les pays. Que l’eau vive, sans s’arrêter, sans se troubler, raconte l’aventure humaine. Fais tourner le globe terrestre sur son orbite, de l’orient vers l’occident.

Tu verras. Sur l’hémisphère nord, entre deux mers étroites, au-dessous d’une troisième mer accrochée comme un linge, toute desséchée, toute durcie par le retrait de l’eau, bordée à l’ouest par des volcans éteints, dressant ses granits et ses rocs, tournée vers l’orient comme un silence, un néant, une absence, déployant ses pierres, ses sables, sa sécheresse et ses vents furieux, étalant ses dunes de sable, vague après vague, tu la verras, cette presqu’île, l’Arabie. Au-dessus du Yémen, au-dessous du Sinaï, à gauche du golfe et à droite de la mer Rouge. Et sur ses franges, séparant la mer des terres, dressant leur rideau de pierre, les monts qui s’abaissent peu à peu vers le nord. Au creux d’une vallée cachée parmi ces monts, une ville. La Mecque.

Oui, c’est ici, c’est ce point noir sur les versants dénudés de ces monts brûlés à longueur de jour par le soleil et étreints la nuit par un froid glacial. Avant de créer la Terre, Dieu créa une poussière verte qui ensuite devint l’eau et se mit à couler. Dans sa crainte de Dieu, elle se mit à gonfler et à déborder et le nom de la première terre qui s’éleva au-dessus de l’eau fut « Ümmül Kura », c’est-à-dire la mère des terres. En son milieu se trouve une poitrine, ou peut-être un bout de sein. Dieu dit « Kün ! » (Sois !) et dès que le kaf et le nun1 se touchèrent la reine des villes apparut, appuyée sur les montagnes qui l’environnent. Près d’un immense cube noir, blotti parmi des maisons de pisé, il y a un puits nommé Zamzam. L’eau de ce puits vient du paradis, mais elle est trouble et âcre, voire acidulée, elle a un goût inimitable. Dans cette région privée de pluie, l’eau est le plus grand bienfait, mais une ou deux fois par an le vent se lève et pousse des masses de nuages sur les montagnes, des éclairs jaillissent et il pleut si fort qu’on ne voit pas le bout de son nez. La pluie ruisselle des toits, les cataractes ne se contentent pas de laver les pierres, elles se frayent un chemin, dévalent les versants rocheux et noient sous la boue rues, bêtes et gens. Et aussi le sanctuaire planté au milieu de la ville depuis des temps très anciens. L’eau envahit la Kaaba, qui pourtant est l’œuvre du patriarche Abraham, construite à la sueur de son front, et les idoles, statues, dieux et déesses qui s’y trouvent. C’est alors que les idoles échangent des propos. Quand la tempête s’apaise et que les eaux tumultueuses se retirent du sanctuaire, quand les rues et les cours des maisons retrouvent leur aspect ordinaire, quand les hommes reprennent leurs tâches et que les animaux retournent auprès de leurs maîtres, dans l’obscurité du grand cube, un météore passe dans le ciel, le sol frémit d’un sourd grondement et soudain le silence de la Kaaba s’emplit de chuchotements. Avant d’écouter la voix de Dieu et de te soumettre à Sa parole, écoute ces chuchotements. Écoute ce que disent Lat, Uzza et Manat.

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trad. Jean Descat
01/10/2009 310 pages 21,80 €
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