#Roman francophone

Deux garçons

Philippe Mezescaze

Il s'appelle Hervé. Je lui lis les notes que j'ai inscrites dans les marges, les indices psychologiques, je lui montre les dessins qui esquissent les déplacements de Caligula et Scipion. Je renie les limites, je bascule, Hervé chavire avec moi. Je déverse sa tête sur mes cuisses, je m'enroule autour de son corps qui ploie et quand je le repousse c'est la folie de Caligula qui l'arrache à moi. Ma bouche essuie sa bouche, ma main s'insinue dans ses lèvres, mes doigts retiennent l'odeur de sa respiration, un parfum de fruit écrasé. Hervé s'abandonne à tout ce que je décide. Le narrateur a dix-sept ans et vit à La Rochelle chez sa grand-mère lorsqu'il croise le jeune Hervé Guibert, quatorze ans, à un cours de théâtre. L'attirance est immédiate et réciproque. Dans un scène de Caligula toute en intensité et en fureur, leur entourage subjugué découvre l'évidence en même temps qu'eux : la rage et la passion dépassent largement la scène. Les deux garçons viennent de se reconnaître, comme si leur rencontre était programmée de toute éternité. Dans ce récit au jour le jour d'un premier amour, Philippe Mezescaze évoque avec beaucoup de sincérité la passion naissante entre deux adolescents qui ne doutent jamais de leurs désirs.

Par Philippe Mezescaze
Chez Mercure de France

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Genre

Littérature française

 

 

 

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Le choc se répercute du mur à mon dos, secoue le lit, bouscule la maison entière. Je suis assis contre l’oreiller, le drap remonté aux hanches. Je n’ai pas peur, j’ai tout de suite compris, c’est un tremblement de terre. Il y a un volcan englouti dans les hauts-fonds du pertuis d’Antioche, Chevarache, on dit qu’un jour il se réveillera, la côte s’effondrera, La Rochelle qui affleure l’océan sera submergée. Je n’ai pas peur. Je n’aurai plus jamais peur, c’est une certitude sans preuve. Ma force c’est de m’être détaché d’un coup, d’avoir abandonné un monde et décidé d’une autre existence. J’ai choisi mon repli, ma conquête. J’ai quitté Paris, la folie grise de ma mère. Détaché, c’est le mot, je suis détaché. Aujourd’hui je déserte cette histoire, je me détourne de l’enfance. Mon enfance c’est le mur qui tremble contre mon dos et qui ne s’éboulera pas sur moi. Pas encore, pas cette nuit. Je ne veux pas couper le temps, j’ai marché et je vais marcher encore, porter les yeux devant. Pour habiter cette maison, j’ai fait des concessions. Ma grand-mère parle d’une convention tacite entre nous, établie au premier jour de mon retour et qui tient dans la phrase qu’elle a prononcée, tu termines le lycée, redevenu bon élève, tu passes ton bac, autour tu agences ta vie comme tu l’entends, je souhaite que ta liberté n’empiète pas sur la mienne. Discours formulé au présent, d’une traite, afin d’affirmer sa résolution et encourager la mienne. Autrefois, nous avons déjà vécu l’un à côté de l’autre, nous n’étions pas amis alors et l’enfant que j’étais la considérait comme une adversaire. Il faut dire qu’à cette époque j’étais le seul à défendre ma mère. Je découpe le temps, je m’oblige à ne pas éprouver de ressentiment.

Je suis redevenu bon élève, a minima, j’ai tenu parole. J’exécute machinalement ce qu’on exige de moi. J’use de martingales fuyantes, j’improvise, j’invente, je travaillote. Dans les matières scientifiques, je demeure nul. Élève à facettes, note le proviseur sur mon bulletin, synthétisant ainsi les appréciations des professeurs. J’existe ailleurs. Ma grand-mère n’est pas dupe, je ne dissimule pas ma stratégie. Le pacte c’est le bac.

Après la secousse, je ne me lève pas, ma grand-mère, dans sa chambre, de l’autre côté du palier, n’a pas réagi non plus. Elle lit, appuyée contre son oreiller, les reins maintenus par un lourd traversin de plumes. Je parie qu’elle ne s’est pas levée et, comme moi, elle a repris sa lecture. La différence c’est que je lis à haute voix, je répète la scène que je dois passer demain soir au cours. Je sais mon texte, j’ai présenté une première fois la semaine dernière l’ébauche de mon travail. Perdican m’échappe, alors j’exagère la mise en scène, j’accumule les accessoires, je remue trop, la fille qui me donne la réplique s’épuise à contenir ce qu’elle appelle mes battements d’ailes. Je ne suis pas commode, je ne l’écoute pas, puis devant Marie-Claire, la directrice de la troupe, je suis obligé de convenir que ça ne va pas du tout. Le texte n’est qu’un prétexte, c’est sa phrase fétiche, son précepte ambigu de professeur de théâtre ; je m’y soumets, je n’ai ni le choix ni les moyens d’aller contre. Je veux devenir acteur mais je ne sais pas comment je dois aimer le théâtre. J’apprends, c’est difficile, presque douloureux. J’ai de l’expérience pourtant. Un événement s’est produit au début de l’été, un comédien a quitté précipitamment la troupe, une mésentente, Marie-Claire, la directrice, giflée, je ne sais pas vraiment pourquoi, personne n’en parle. J’ai repris le rôle au pied levé, Sébastien dans La Nuit des rois, Shakespeare, une première fois, six représentations, le temps d’un festival devant les tours du vieux port puis dans l’île de Ré. On m’a précipité dans le rôle, je ne m’en suis pas si mal tiré ; ma fougue a fait écran, la mise en scène laissait croire que ma maladresse était celle du personnage. Je suis, avant l’heure, devenu comédien.

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06/02/2014 118 pages 13,80 €
Scannez le code barre 9782715234802
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