#Roman étranger

La vie au ralenti

Kjersti Annesdatter Skomsvold

Mathea Martinsen, une veuve âgée de "presque cent ans", vit seule dans un petit appartement à Haugerud, une banlieue calme d'Oslo. Depuis le décès de son mari, Epsilon, elle sent l'approche de sa propre mort, et sa pente la vouerait facilement à l'effacement, au repli ou à la transparence. Elle décide toutefois de surmonter sa phobie sociale afin de laisser quelques traces dans ce monde. Ses efforts de socialisation sont héroïques, drôles, et souvent ratés. Sa meilleure compagnie demeure en fin de compte les fantômes qui l'habitent, en particulier celui d'Epsilon, avec qui elle maintient un dialogue presque permanent, pour une belle histoire d'amour qui ne s'éteint pas. Un roman écrit à la première personne, où souvenirs et impressions se confondent dans un présent décloisonné et hanté par le passé, pour offrir le récit drôle et poignant de la vieillesse approchant de son terme.

Par Kjersti Annesdatter Skomsvold
Chez Seuil

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Editeur

Seuil

Genre

Littérature étrangère

 

 

 

J’ai toujours aimé achever les choses. Les cache-oreilles, l’hiver, le printemps, l’été, l’automne. La vie professionnelle d’Epsilon. En finir. Cette impatience n’a pas été sans conséquence le jour où Epsilon m’a offert une orchidée pour mon anniversaire. L’orchidée n’était pas le plus beau cadeau qu’il puisse me faire, je n’ai jamais rien compris à cette folie des fleurs, tôt ou tard elles finissent par faner. Non, le plus beau cadeau qu’Epsilon aurait pu me faire, ç’aurait été de prendre sa retraite. « J’ai besoin de trouver un refuge loin de… » Il a semblé vouloir terminer sa phrase par « la complicité », or il a dit : « la nudité ». J’ai demandé : « C’est à moi que tu fais allusion ? » Il a répondu : « Je ne donne pas de nom. »

Je me suis déshabillée pour les beaux yeux de l’orchidée, à défaut d’autre chose. Les boutons n’ont pas tardé à s’épanouir, la plante s’est couverte de fleurs roses. « Si seulement tu avais le même effet sur moi », a dit Epsilon.

Un mode d’emploi était joint : a priori il fallait couper l’orchidée à la fin de la floraison, de nouveaux boutons apparaîtraient six mois plus tard. Il ne se passait pas une journée sans que je la regarde en me demandant si elle n’allait pas bientôt perdre ses fleurs. Au bout d’un moment, j’en ai eu ma claque. Je me suis dit : autant en finir avec elle aussi. J’ai sectionné toutes les fleurs. Il ne restait que deux tiges filiformes.

« Tu peux m’expliquer ce qui s’est passé, là ? » a demandé Epsilon en rentrant du travail. « Il fallait agir. Elle ne voulait pas perdre ses fleurs. Mais tu n’as aucun souci à te faire, il en viendra de nouvelles dans six mois, à l’automne. Si j’avais attendu plus longtemps, on aurait couru le risque de ne pas avoir de fleurs du tout pour l’hiver. »

L’automne est arrivé, l’hiver est arrivé, il n’est pas venu la moindre fleur. L’orchidée avait rendu l’âme. En cadeau d’anniversaire l’année d’après, j’ai eu un coussin décoratif.

 

Étendue sur mon lit comme en ce moment, je suis tout le contraire de la femme impatiente. J’aimerais tellement économiser le peu de vie qui me reste jusqu’à ce que je sache quoi en faire. Seulement voilà, c’est impossible. Ou alors il faudrait que je m’enferme dans un congélateur, or on n’a qu’un petit bloc congélation en haut du frigo. J’entends les gens, dehors, rentrer du travail. Ils se demandent ce qu’ils vont faire à dîner tandis que moi je reste à l’horizontale. La scène me rappelle vaguement un livre que j’ai lu.

Je devrais peut-être éteindre la lumière. Enfin, à quoi bon puisque la Faucheuse peut voir même dans le noir, donc elle me trouvera forcément. Je passe en revue les différentes parties de mon corps. Les jambes. Les bras. Est-ce que je sens quelque chose ? Je me demande ce qui aura raison de moi. J’agite les doigts et les orteils. J’ai le côté gauche tout engourdi, aucun doute là-dessus. Le côté droit aussi, cela dit. Non, le cœur flanchera en premier, je crois. Mon cœur qui pour Epsilon était un grain de raisin et qui désormais n’est plus qu’un raisin sec. À moins que ce ne soient les amygdales… C’est d’une mesquinerie, ce bazar.

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trad. Jean-Baptiste Coursaud
09/01/2014 188 pages 17,00 €
Scannez le code barre 9782021093643
9782021093643
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