#Polar

Le jour du fléau. Les chroniques d'Arkestra

Karim Madani

Arkestra. La ville qui ne dort jamais. Gangrenée par la came et les gangs. Une ville schizophrène, bipolaire. Les pires criminels y ont élu domicile tandis que la revitalisation urbaine amorce son long processus. Dans le quartier maudit de l'Antre maraude un flic dépressif accro au sirop pour la toux, Paco Rivera. Ex-flic des stups, il ne s'est jamais pardonné la mort de son informatrice, Katia, exécutée par des narcotrafiquants. D'hallucinations en cauchemars éveillés, Paco déambule dans les rues crades d'Arkestra. Muté à la brigade des mineurs, avec sa coéquipière Gina, il a pour mission de retrouver Pauline, une adolescente dont la disparition est qualifiée "d'inquiétante". Elle est entre les mains d'une brochette de psychopathes patentés : tueur sadique et castrat, photographe voleur d'âmes, flic corrompu drogué au sucre... Commence alors une fulgurante descente aux enfers. C'est le jour du fléau qui se lève sur Arkestra.

Par Karim Madani
Chez Editions Gallimard

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Genre

Policiers

CHAPITRE 1

 

 

 

Mon premier jour à la brigade des mineurs. Avec Gina ma coéquipière antillaise. Trente-cinq piges, et déjà un vétéran de cette guerre domestique qui ne disait pas son nom. Athlétique. Mammaire.

— Hé Paco, quand je te parle, essaie de regarder au-dessus de la ligne de flottaison.

Fallait croire que le sirop pour la toux n’avait pas encore annihilé ma libido. Elle m’avait fait cette réflexion alors que mon regard était venu se poser sur sa voluptueuse poitrine. C’était mon premier jour, et je savais que j’avais commis un impair. Mais elle avait souri juste après, un petit sourire indulgent. Elle ne savait pas d’où je venais. Elle n’avait peut-être ni le temps ni l’envie de patauger dans les marais fétides de ma psyché. Des képis protégeaient ma scène de crime de l’intrusion d’autres képis. Une dizaine de lardus. C’est dingue le nombre de flics qu’on pouvait faire tenir dans un endroit aussi minuscule. Gina auscultait le vagin de l’adolescente, une fille maigre avec des yeux morts. J’essayais de la sortir de mon champ de vision. Sans succès. Prochaine étape pour elle : un légiste des urgences médico-légales de l’hôpital Luthérien, pour une batterie d’analyses. Échantillons de sperme, de poils pubiens, recherche de lésions intimes. La totale. Il allait falloir remonter jusqu’à la bouche d’égout qui servait de cervelle chez le mec qui avait violenté la gamine. Plutôt traumatisant pour une ado de quinze ans. J’ai regardé par la fenêtre. Un ciel anormalement bas, qui chiait du plomb liquide sur les toits d’une ville gentrifiée. Une fin d’après-midi déliquescente. Avenue Euclide, dans les bas-fonds d’Arkestra. Les types qui avaient bâti cette Ville étaient des Protestants à la recherche de l’Arche et de la Rédemption. Problème : ils avaient édifié leur temple sur un cimetière de païens dégénérés et adorateurs du Soleil. Ils avaient abruti les autochtones avec de la gnôle. Ceux qu’ils n’avaient pas réussi à convertir au Nouveau Paradigme, les réfractaires, connurent une fin brutale : alignés contre un mur et rectifiés. Avenue Euclide, dernier stop pour un coup tiré vite fait avec le diable, un fix, un caillou, une dose de Brown, un flingue avec numéro de série gratté à la lime, un contrat sur la tête d’une balance, une voiture volée, un tuyau sur la trajectoire d’une tirelire, une partouze satanique, un itinéraire bis pour une messe noire dans le quartier de Bliss. Arkestra, cinq circonscriptions, treize districts. Cinq raisons de conspuer le genre humain. Une bonne partie de ces districts aurait dû être dératisée. C’est ce que disaient souvent les flics locaux. Vivre dans les quartiers nord d’Arkestra, c’était encore plus dur que d’être bloqué dans le Purgatoire. Parce que le Purgatoire était un endroit d’où on peut espérer transiter. Mais on ne s’échappait pas d’Arkestra. Les gens y vivaient et y mouraient trop souvent. C’était un déluge de briques, d’acier, de béton, de verre, de fibres, de rails, de bitume, de plexiglas, de métal, de tubes, de canalisations, de câbles, d’échafaudages, de chantiers, de terrains vagues, de poutres… Un déluge de sang, de came et de foutre. Des vieillards à la sagesse immémoriale qui picolaient devant la gare centrale disaient à qui voulait bien les écouter que Dieu s’apprêtait à tirer la chasse d’eau pour évacuer toute cette douleur, ce chaos, cette souffrance. Mais les chiottes étaient bouchées et débordaient. La Ville puait. Miasmes babyloniens. J’en avais vu des trucs infâmes chez les stups, j’avais même la tête bien coincée dans cette fosse septique, mais des cloportes comme Bruno Verdat me donnaient juste envie de tailler une pipe à mon flingue. Ou de repeindre les murs pisseux de ce taudis avec sa matière cérébrale. Bruno Verdat, alias Raclure, le beau-père. Un spécimen que je pensais en voie de disparition. Je me massai les tempes en attendant que la mère rentre. Gina était partie aux urgences avec la fille. Je me passai la main sur le visage. Plein de poils durs. Des valises sous les yeux. J’avais accroché le reflet d’un miroir, qui m’avait renvoyé une étrange image, comme un hologramme à l’agonie. Je pris une chaise et je m’installai juste devant Raclure. J’avais besoin de plonger la rétine dans la vase résiduelle que constituait la psychologie en fils barbelés de ce fils de pute. Boursouflures de l’âme. Il avait cinquante piges facile, la peau couleur gris cendre, des dents de cheval, des yeux d’un bleu délavé, le cheveu fin et rare, le nez cassé, des tatouages de taulard sur l’épaule gauche et le biceps droit, faits à l’arrache, avec une aiguille et de l’encre bon marché. Les muscles commençaient à se transformer en graisse et le symbole astrologique qu’il avait sur l’épaule bâillait et s’étiolait. Il avait aussi un autre tatouage avec le nom de son quartier en lettres gothiques : Sauveur, l’Antre, 1958. À ce moment précis, j’aurais aimé passer un bon moment avec mon ami Jack. Mais j’imaginais que les placards de Raclure n’étaient fournis qu’en bibine de supermarché. Je salivais. Je m’essuyai la bouche avec le revers de mon cuir. J’avais envie d’une bonne biture. Encore mieux, un mélange de sirop pour la toux et de Jack. Juste le bon dosage. Et mon esprit quittait la Cité des Morts. Mon corps était bercé par les pulsations de l’écorce terrestre. C’était drôlement bon. Grâce à ce mélange, j’arrêtais de la voir. Parce que juste derrière Raclure se tenait ma petite Katia. Première visite de la journée. Le même masque mortuaire qu’à l’Institut médico-légal. Katia, laisse-moi tranquille. Laisse-moi au moins la foutue journée. Katia me parlait. Elle hurlait. Elle pleurait. Elle gémissait. Elle me rappelait tous les jours à quel point j’avais merdé quand j’étais aux stups. L’affaire dite des Colombiens du Panoptique, quartier connu aussi sous le nom de Merde Ville. Foirage dans les grandes largeurs. Mélodie en sous-sol. Katia. Mon ange. Simulacre d’overdose dans un hôtel borgne du côté de l’allée des Sarcophages. Immortalisé par Sony. Une minicassette dont j’avais réussi à faire une copie et que je matais parfois en buvant mon breuvage à la codéine.

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04/11/2011 304 pages 14,10 €
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