#Roman francophone

La malédiction d'Edgar

Marc Dugain

" Edgar aimait le pouvoir mais il en détestait les aléas. Il aurait trouvé humiliant de devoir le remettre en jeu à intervalles réguliers devant des électeurs qui n'avaient pas le millième de sa capacité à raisonner. Et il n'admettait pas non plus que les hommes élus par ce troupeau sans éducation ni classe puissent menacer sa position qui devait être stable dans l'intérêt même du pays. Il était devenu à sa façon consul à vie. Il avait su créer le lien direct avec le Président qui le rendait incontournable. Aucun ministre de la Justice ne pourrait désormais se comporter à son endroit en supérieur hiérarchique direct. Il devenait l'unique mesure de la pertinence morale et politique. " John Edgar Hoover, à la tête du FBI pendant près d'un demi-siècle, a imposé son ombre à tous les dirigeants américains. De 1924 à 1972, les plus grands personnages de L'histoire des Etats-Unis seront traqués jusque dans leur intimité par celui qui s'est érigé en garant de la morale. Ce roman les fait revivre à travers les dialogues, les comptes rendus d'écoute et les fiches de renseignement que dévoilent sans réserve des Mémoires attribués à Clyde Tolson, adjoint mais surtout amant d'Edgar. A croire que si tous sont morts aujourd'hui, aucun ne s'appartenait vraiment de son vivant.

Par Marc Dugain
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française

PROLOGUE 

 

 

Ce matin-là, New York avait revêtu son uniforme des mauvais jours. Gris. Une nappe sombre effleurait la cime des gratte-ciel. Un vent espiègle et glacé tourbillonnait, s’engouffrant, fantasque, dans les avenues et les rues tirées au cordeau. Le bulletin d’information, filtré par la vitre qui me séparait du chauffeur haïtien de mon taxi, tournait en boucle. Nous étions pris au milieu de la foule impressionnante qui, comme chaque jour, se dirigeait vers les lieux où se crée la richesse. On annonçait des pluies givrantes en début d’après-midi et le présentateur de la radio, excité par la situation, s’étendait sur les risques de paralysie de la ville et de ses alentours. Une particularité de New York à certains moments de l’hiver : la pluie balayée par le vent se répand sur la chaussée en une fine pellicule de glace transparente et traître, et en quelques minutes, fige piétons et automobilistes.

Il était conseillé de quitter la ville et de rentrer chez soi avant le début de l’après-midi. La perspective de cette journée écourtée rendait les gens nerveux. La cité trépidante entassait encore, dans ses hauts immeubles, tous ceux qu’elle libérerait sur les routes du New Jersey et du Connecticut quelques heures plus tard.

 

J’étais d’humeur maussade. En me donnant rendez-vous à une heure aussi matinale, la femme que je devais rencontrer m’avait obligé à venir de La Nouvelle-Orléans la veille, et à dépenser une fortune pour une nuit dans un hôtel à peine correct, pas trop éloigné de sa maison d’édition. En bas de l’immeuble qui datait des années quarante, quelques irréductibles tiraient désespérément sur leur dernière cigarette avant que le froid ne leur gèle les doigts. Après m’avoir laissé patienter le temps nécessaire pour me rappeler que c’était moi qui avais sollicité cet entretien, elle me reçut dans un bureau étriqué où le désordre provoqué par l’abondance de livres et de publications contrastait avec la rigueur de sa mise. Elle arborait les couleurs de sa ville. Un tailleurs gris de femme à responsabilités, comme si des tons plus vifs avaient pu faire douter de son professionnalisme. Un teint sans doute fatigué par des migrations quotidiennes entre Manhattan et sa maison familiale au vert luxe, source de lourdes tensions. Une chevelure abondante, couleur de cendre. Elle n’était ni désagréable ni avenante. Un épais dossier qui nous concernait était posé devant elle, et je sentais qu’elle faisait un effort pour ne pas laisser paraître son étonnement.

— Vous êtes toujours intéressé ? me demanda-t-elle sans me regarder.

— Si je ne l’étais pas, je ne serais pas venu de La Nouvelle-Orléans m’échouer ici, le jour où New York se transforme en une gigantesque patinoire, lui répondis-je maladroitement, intimidé par sa froideur étudiée.

Ma phrase laissait entendre que j’avais quitté un paradis, alors que rien n’en est plus éloigné que La Nouvelle-Orléans. Elle me regarda par-dessus ses lunettes et esquissa un rictus :

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03/03/2005 331 pages 20,20 €
Scannez le code barre 9782070773794
9782070773794
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