Chapitre premier
Depuis quelques siècles, ce n’était pas l’exécrable sonnerie du vieux réveil qui jetait le dénommé Martial Bonneteau hors du sommeil.
Le réveil : monstrueuse anomalie plastifiée vampirisant sans vergogne le faux stuc de la très navrante table de chevet.
Le réveil et la table de chevet : cadeaux de mariage.
Cadeaux de mariage : forme répandue de terrorisme familial.
Un tourbillon de pensées maintenait Martial Bonneteau dans l’éveil toute une partie de la nuit, invisibles, redoutables harpies qui, après avoir planté leurs griffes dans le lard du bonhomme, s’y entendaient à merveille pour l’empêcher de replonger dans l’état qu’il chérissait entre tous : le sommeil.
Le sommeil : bienheureux, sublime oubli de soi-même ou béatitude par contrainte physiologique. Elles surgissaient de partout nulle part, émergeant, poissons morts, à la surface d’un cerveau pollué par cinq décennies de rouille et d’hémiplégie mentales.
Il pivotait alors sur la gauche, côté cœur, et son tam-tam cardiaque virait au tintamarre. Sur la droite, côté Madame, et la respiration sifflante d’icelle se changeait en ouragan tropical. Sur le dos, côté matelas, et les crampes cannibales lui mangeaient les doigts de pied.
Veillant à ne pas faire d’inextricables nœuds avec les draps.
Se lançant, à son corps défendant, dans d’épouvantables complications géométriques avec ses membres inférieurs et les rayures de son pyjama bagnard.
Pyjama bagnard : cadeau involontairement empoisonné des rejetons Bonneteau.
Évitant surtout, surtout, de réveiller Madame.
Faux mouvements, fausses respirations, faux bruits interdits.
Madame son épouse dormait à ses côtés depuis maintenant vingt-quatre ans. Vingt-quatre longues années de trois cent soixante-cinq nuits, soit huit mille sept cent soixante nuits à supporter son ronflement d’autant plus agaçant que léger, susurré, ironique.
Les échantillons de fureur nocturne de Madame avaient poussé Martial Bonneteau à un entraînement drastique en matière de délicatesse matelassière. Et désormais, la touffe de cheveux frisottés blondasses, bouquet éternellement fané posé sur le traversin conjugal, ne bronchait plus jamais.
Cheveux frisottés blondasses :
tentatives obstinées de ressembler à une pouffiasse étalée sur un magazine féminin ;
b) succession d’escroqueries du coiffeur.
Or donc, depuis quelques siècles, Martial Bonneteau passait une bonne partie de son temps imparti d’oubli nocturne en tête à tête avec lui-même.
Situation inconfortable, ô combien !
L’image renvoyée par son rétroviseur intime n’était pas un carton d’invitation pour les réjouissances.
Image renvoyée par le rétroviseur intime : parlons d’autre chose, si vous le voulez bien…
Les projecteurs effroyablement crus de l’insomnie le révélaient tel qu’en lui-même : Martial Bonneteau, 48 ans, rives de la cinquantaine déjà bien abordées, clone employé d’une société d’emballage familial ou familiale d’emballage, c’est selon. Depuis dix-huit ans, soit six mille cinq cent soixante-dix jours vacances non déduites. Et ce, après dix années d’un premier emploi en province – de celles qu’on dit profondes.
Extraits
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