Au milieu des années quatre-vingt-dix, le marché de Nyamata partageait encore un terrain cabossé au bout de la grande rue avec l’équipe de football qui, à la nuit, l’abandonnait aux vaches de retour des brousses. Ce marché pauvre s’égayait cependant des tissus bariolés, des ombrelles et des monticules de légumes. En le quittant, on remontait la terre rouge de la grande rue, à travers la poussière lors de la saison sèche, dans la boue à la saison des pluies, en silence car les véhicules l’avaient désertée et la ligne électrique n’était pas encore tirée pour alimenter la musique. La boulangerie s’appelait Au Bon Pain Quotidien, le salon de coiffure One Love, le plus grand cabaret La Fraternité et, sur la façade écaillée de la boutique d’à côté, celle de Marie-Louise, était peinte une enseigne : Prudence. Il en fallait, trois ans après les machettes.
Ce matin-là, une chaleur aride éblouissait la rue. De rares charrettes à bœufs osaient se mêler à la circulation des vélos et des piétons. Les cyclistes de la station taxis-vélos, des boda boda noirs à jantes larges, équipés de selles rembourrées en cuir rouge, s’étaient assoupis sous un majestueux mimosa. C’est là, au grand carrefour, qu’un homme avec un accent méridional m’interpella au sujet de Marseille. Il portait un pantalon crasseux, un tee-shirt d’une saleté assortie. C’était Englebert, hilare. Très vite, d’un geste allusif de sa main sur la gorge, il suggéra qu’il faisait soif. Le temps d’une Primus, qu’il fit durer la main sur le goulot, dans la courette d’un boui-boui imprégné des effluves d’alcool de bananes, l’urwagwa, il se répandit en citations grecques, en théorèmes trigonométriques et en strophes des Fleurs du Mal. Puis il s’éloigna d’un pas hésitant mais pressé dans la poussière caniculaire.
À l’heure des bières, chaque soir, une bande d’amis se retrouvait entre les murs vert passé de la boutique de Marie-Louise pour refaire le monde jusqu’à plus soif. Marie-Louise, la souriante et douce patronne des lieux, connaissait leurs habitudes : Amstel fraîche pour Sylvère, un directeur de la commune, une grande Mützig pour Dominique, la même pour Emmanuel, deux petites Amstel pour Benoît, l’éleveur au chapeau de feutre, la sacro-sainte Primus chaude d’Innocent et ainsi pour chacun. Théoneste venait en voisin de sa quincaillerie, Chicago amenait sa bonhomie et des casiers depuis son entrepôt de bière au grand carrefour. Après quelques bouteilles, Gonzalve, le directeur du lycée Apebu, ne se gênait pas pour rêvasser. Assis sur des tabourets, ils préféraient l’atmosphère un peu confinée de cette boutique, éclairée le plus souvent à la bougie, aux vérandas des cabarets, La Fraternité, l’Intzinzi, trop vastes, trop vides des absents ou fréquentées par des fantômes. Englebert ne manquait pas d’y faire une halte, car il savait plausible une bière qui le changerait des aigreurs de l’urwagwa. Il se tenait en retrait. Si la bouteille lui arrivait vite dans la main, il se mêlait aux conversations avec malice, le temps de la vider et de repartir, ragaillardi, vers de nouvelles bouteilles. Sinon, l’angoisse du manque le raidissait, jusqu’à l’entendre parfois agonir d’insultes l’assistance.
Extraits
Commenter ce livre