Je suis resté un moment à m’étouffer pendant que les chiffres montaient sur les indicateurs de stress, jusqu’à ce qu’une couche de givre les dissimule à mes yeux. Mais je n’avais pas besoin de suivre leur évolution pour comprendre que le froid me tuait lentement. Quelques minutes plus tard, j’ai senti des pieds fouler le cône de déjection derrière moi, deux paires de pieds. Quelqu’un viendrait à mon secours, je n’en doutais pas ; aucune équipe ne pouvait se permettre d’abandonner un explorateur.
« ... au moins trente mètres, probablement mort... »
Cette fois-ci, pas de brouillage dans mes écouteurs, mais j’avais trop froid, je souffrais trop pour m’en réjouir. J’ai scruté le monde enténébré en plissant les yeux. Les lézardes de ma visière étaient festonnées de givre et mon visage s’engourdissait. Je sentais la froidure s’insinuer dans mon scaphe, me paralyser le ventre et l’aine.
J’ai roulé sur moi-même, poussant un cri en sentant mes côtes cassées s’entrechoquer. Une odeur d’urine m’a plongé dans l’embarras, convaincu que j’étais de m’être pissé dessus.
« ... jusqu’au bout, doucement... »
On m’a empoigné les épaules pour me retourner sur le dos, et mon regard s’est perdu dans le ciel couleur pêche. À l’approche du couchant, il se parait d’une nuance de rose. Je n’arrivais pas à croire que j’étais resté aussi longtemps dans cet état, gisant sur le sol. Je me demandais pourquoi mes équipiers avaient mis autant de temps à descendre de la falaise pour venir me secourir et comment il se faisait que je n’étais pas mort de froid.
« ... colmateur...
— ... dépêche-toi de le pulvériser... »
Un visage s’est penché sur moi, le premier que je me rappelle avoir vu de la journée. Une femme entre deux âges, aux traits déformés par la courbure de sa visière. Elle avait l’air soucieuse.
« ... m’entendre... »
Sa voix rugissait dans mes oreilles. J’ai tenté d’acquiescer. Une substance fluide a coulé sur mon casque, pour se solidifier aussitôt en épaisses taches opaques. Le sifflement s’est estompé. J’entendais à nouveau mon propre souffle, rauque et saccadé. Et j’ai senti la chaleur me gagner à mesure que mes systèmes se remettaient en marche.
« ... sur son flanc... essayer le bras ou les fesses... doucement... »
Nouveau mouvement, et mon casque a viré au noir. J’ai senti le scaphe cogner les rochers et me suis empressé de vider ma vessie. Ils s’étaient débrouillés pour me coucher sur mon bras cassé. J’ai poussé un hurlement de douleur, qui ressemblait davantage à un couinement. Quelqu’un s’est emparé de ma jambe gauche et j’ai senti une seringue traverser le scaphe pour se planter dans mes chairs, juste au-dessous des fesses.
« ... sais pas si je l’ai eu... mieux vaut essayer aussi le bras...
— ... en train de le perdre... »
Nouvelle piqûre, au niveau de l’épaule. L’instant d’après, j’étais paralysé au-dessous du cou.
« ... hémorragies internes, il perd beaucoup de sang... n’arrivera pas vivant au Module...
— ... il t’entend...
— ... et il est en meilleure forme que...
— ... fermez-la... »
À présent, l’intérieur de mon scaphe était bien chaud, bien confortable. Je dérivais dans un monde de plus en plus flou. Je n’ai rien senti lorsqu’ils m’ont soulevé pour m’embarquer dans la Jeep.
Je suis resté inconscient pendant qu’on descendait le cañon pour aller récupérer les autres, reprenant conscience dans un sursaut quand ils m’ont chargé à bord du Module. À un moment donné, ils m’ont reposé pour assurer leur prise sur le scaphe et quelque chose a cédé dans mon bras. Un flot de chaleur a déferlé sur moi et j’ai poussé un cri.
Je me vidais de mon sang, ils ne le voyaient donc pas ?
J’ai entrevu l’image floue d’une salle de pilotage encombrée de leviers et de voyants ambrés. Mes quatre sauveteurs m’ont allongé sur une couchette anti-g et se sont regroupés autour de moi.
« ... casque... »
L’un d’eux a actionné le verrou au niveau de ma nuque puis soulevé le globe de plastique. L’air s’est précipité sur moi, conséquence de la pressurisation. Dans la cabine, il faisait chaud et ça sentait la sueur, mais au moins étais-je libéré de l’âcre puanteur de la pisse.
Une femme s’est penchée sur moi après avoir ôté son casque. C’était elle qui m’avait déjà examiné au pied de l’escarpement. Un visage mafflu, des yeux gris, d’épais sourcils qui semblaient tracés au charbon, des cheveux noirs coupés court et toujours cet air soucieux. Des larmes coulaient sur ses joues et je me suis demandé distraitement ce que j’étais pour elle, ce qu’elle était pour moi.
D’une voix sèche, habituée au commandement : « Enlevez-lui son scaphe – faites vite, mais ne le tuez pas. »
Bien qu’anesthésié par les injections, j’ai ressenti une certaine douleur lorsqu’ils m’ont extrait de mon cocon de permatoile et de métal. La femme s’est agenouillée près de moi et m’a palpé sans m’enlever ma combinaison thermique, cherchant les os brisés avec une expertise de chirurgien.
« Fracture multiple de l’humérus gauche, artère brachiale déchirée – déshabillez-le et préparez des garrots. »
J’ai fixé le plafond du regard, à moitié conscient, indifférent au métal glacé des ciseaux automatiques qui couraient sur ma peau à mesure qu’ils tranchaient tubes et tissus. L’un des astros a ajusté un bandage sur mon bras et je me suis tourné vers lui. Il avait ôté son scaphe et sa combi et c’était tout nu qu’il s’escrimait avec le tissu adhésif.
Dix-neuf ans, peut-être vingt. De hautes pommettes, une grande bouche, une peau pâle, des cheveux blonds mi-longs, des yeux clairs qui dissimulaient ses pensées et un corps mince et glabre où l’agilité l’emportait sur la force physique. Il y avait chez lui une délicatesse absente chez ses camarades, cette maudite joliesse qui afflige certains jeunes hommes dont la graisse et les cartilages attendent de se muer en muscles et en os. Il a plissé le nez.
« Il pue. »
La femme s’est à nouveau penchée pour m’examiner. « Lavez-le. Branchez-lui un goutte-à-goutte, mettez-lui des couvertures et sanglez-le. »
Les yeux clairs ont émis un jugement. « Il n’arrivera pas vivant à la Station. » Je me suis demandé comment il le savait, mais son visage pâle ne m’offrait aucun indice.
Ils m’ont fait rouler sur le flanc. Un autre astro – plus musclé que le premier, avec des traits mal dégrossis – s’est empressé d’éponger avec une serviette le sang et l’urine qui imbibaient ma combi au niveau du bassin. Ce balourd aux gros doigts avait les larmes aux yeux.
« J’ai l’impression qu’il va mourir. »
Le jeune homme aux cheveux blonds m’a placé un cathéter sur le dos de la main puis a réglé le débit du goutte-à-goutte. Désignant la femme d’un mouvement de menton, il a murmuré à son camarade : « Elle ne veut pas le savoir. »
Mais la remarque n’avait pas échappé à l’intéressée, qui a sèchement ordonné : « Tout le monde à son poste. »
Ils se sont glissés sur leurs sièges et, quelques secondes plus tard, j’ai senti le matelas se durcir comme le Module bondissait dans le ciel. Toute douleur avait disparu depuis longtemps. Une seule chose me tracassait : j’étais incapable de mettre des noms sur les visages autour de moi. Tout en les regardant manipuler les commandes, je me demandais qui ils pouvaient bien être. À un moment donné, la femme m’a dévisagé un long moment avant de retourner à sa console. Une profonde tristesse se lisait sur ses traits. J’ai changé de position sur ma couchette pour la rassurer et lui montrer que j’étais toujours vivant.
L’astro qui m’avait nettoyé et son voisin, que je n’avais pas remarqué jusque-là – plus petit, l’air inquiet –, s’affairaient sur leurs consoles. Le premier m’a regardé à plusieurs reprises, comme pour s’assurer de mon état de santé ; le second, une seule fois, apparemment gêné d’être en présence d’un mourant.
D’évidence, ils me connaissaient tous. Mais je n’en connaissais aucun.
Le garçon aux cheveux blonds effectuait des calculs sur sa console informatique. Une demi-heure s’est écoulée avant qu’il m’accorde un nouveau regard. Je me rappelle avoir pensé qu’il était beau et non joli. Mais je ne l’aimais pas et lui non plus ne m’aimait pas, je le savais. L’espace d’un instant, ses yeux clairs se sont animés et je l’ai vu articuler une phrase en silence.
« J’espère que tu vas crever » – voici ce qu’il a dit.
Souhait, menace ou simple énoncé d’un fait... je n’aurais su le dire – j’avais l’esprit trop embrumé pour réagir, sans parler de réfléchir. Ce qui m’inquiétait, ce n’était pas tant de mourir que de mourir sans savoir qui étaient les autres astros.
Ni qui j’étais moi-même.
Puis la cabine de pilotage et ses occupants se sont évanouis. J’étais dans les vapes quand on m’a transféré à bord de la Station de transit ; plongé dans l’inconscience, je vivais le premier d’une longue série de cauchemars.
Dans mes rêves, je revivais chaque seconde de cette matinée d’exploration, à partir du moment où j’avais descendu l’échelle du Module d’atterrissage pour gagner la surface de la planète. Avant cela, il y avait une autre scène – très brève. Je gisais dans un cercueil métallique, les bras croisés, fixant par-delà le couvercle de plastique transparent un grouillement de gros vers argentés qui se tendaient vers moi. Derrière ces vers, des visages, des centaines de visages. Le plus net était celui de la femme qui dirigeait notre équipe d’exploration. Il y avait aussi un homme, petit sourire et regard sardonique, qui semblait scruter jusqu’au tréfonds de mon âme – un homme froid, en uniforme noir, qui me terrifiait encore plus que les vers.
Plus d’une fois j’ai émergé de ces cauchemars hurlant et transpirant, obligeant l’infirmière à m’éponger le corps. « Bois », me disait-elle, et je ne me rappelle rien d’autre de ses propos, alors qu’elle me parlait souvent et allait même jusqu’à me prendre dans ses bras quand je m’éveillais tout tremblant. C’était une femme douce ; tout était doux chez elle : son visage, ses mains, sa peau olivâtre, sa voix...
Avec une femme plus dure, j’aurais sans doute péri.
Elle était jeune, seize ans, et un peu ronde, vêtue d’un pagne blanc et d’un tee-shirt. En voyant sa jeunesse, j’ai craint que mon état ait été jugé trop désespéré pour qu’on me confie à une infirmière d’expérience. Mais je ne perdais pas de temps à m’inquiéter. Le plus souvent, je dormais, perdu dans mes cauchemars.
Puis, lors d’une veille, j’ai émergé et suis resté conscient. Je me trouvais dans une infirmerie, sur un lit aux barreaux relevés, maintenu par des sangles afin de ne pas dériver. Il y avait d’autres patients dans la salle, une douzaine en tout. Nombre d’entre eux étaient nourris par intraveineuse, comme moi, et j’ai supposé qu’ils appartenaient à d’autres équipes d’exploration.
Derrière une cloison de verracier transparent, la salle d’opération ressemblait à une forêt de machines briquées. Les tubes lumineux encastrés à la jonction des cloisons et du plafond éclairaient les lieux d’une douce lueur blanche. Des panneaux lumineux faisaient ressortir les planches anatomiques aux couleurs vives gravées sur l’une des cloisons. Par-delà l’écran paravue de l’écoutille, je distinguais une coursive grouillante d’astros, un cylindre long de plusieurs kilomètres qui s’estompait dans le lointain.
Le vaisseau était gigantesque.
Au-dessus de mon lit était placé un petit écran où les images se succédaient sans répit – pour me distraire, supposais-je, bien que je ne sois pas assez motivé pour tenter de les déchiffrer.
Le spectacle, en vérité, se déroulait derrière les trois hublots de la cloison qui nous séparait de l’espace. Depuis mon lit, je contemplais les étoiles qui défilaient lentement et apercevais de temps à autre la surface d’une planète en contrebas. Peu à peu, j’ai compris que le vaisseau était en orbite autour d’un nouveau monde, à un millier de kilomètres d’altitude.
« Bois », a dit ma jeune infirmière pour la énième fois.
Elle me tendait une bulle emplie d’un liquide grisâtre. J’ai sucé le tube en plastique en luttant pour ne pas vomir.
« Comment t’appelles-tu ? ai-je marmonné.
— Pipit. » Sous le sourire, elle était curieuse et attentive. Chez une autre, une telle expression me serait apparue fourbe, mais chez elle, elle me faisait seulement douter de son âge.
« Et moi ? »
Elle n’a pas répondu, se contentant de se pencher pour me caresser le front de sa main douce. « Chut. Cela te reviendra. »
Plus tard, lors d’une sommeille, alors que l’infirmerie était plongée dans les ténèbres, quelqu’un m’a réveillé, a murmuré « Cul sec ! » et m’a plaqué un tube sur les lèvres. Mais cette voix, ces mains, ce n’était pas Pipit. Je me suis écarté en poussant un cri. L’autre a tenté de m’enfoncer le tube dans la bouche. Je lui ai résisté, lançant des appels à l’aide d’une voix ténue et le frappant sans lui faire mal mais avec assez de force pour l’empêcher de parvenir à ses fins. J’ignorais ce qu’il cherchait à me faire avaler, mais j’étais sûr que je n’y survivrais pas.
Puis mon agresseur a disparu et j’ai senti Pipit me bercer dans ses bras, apaisant mon cœur qui battait à tout rompre. Elle m’a demandé qui était venu, mais je n’avais pas vu son visage. Vaincu par l’épuisement, j’ai fermé les yeux et me suis rendormi. Ont suivi d’autres rêves et d’autres cauchemars, entrecoupés de brèves périodes d’éveil. La femme du Module venait souvent me voir et je me rappelais vaguement l’astro au teint pâle penché sur mon lit. Il restait des heures à me fixer de ses yeux clairs, aussi pensif qu’il l’était à bord du Module.
Il ne disait pas un mot.
À un moment donné, Pipit est arrivée main dans la main avec l’astro balourd qui s’inquiétait tellement de ma santé. Comme il ne portait pas de sandales accrofixes, il a dû s’agripper aux barreaux du lit pour ne pas s’envoler au moindre mouvement.
« Comment te sens-tu ? »
Je me rappelais les angles et les méplats rudes de son visage, mais j’avais oublié les longs cheveux bruns qui lui faisaient un halo tournoyant, lui conférant une grâce absente de ses traits. Mais je ne lui prêtais guère attention : j’observais Pipit s’affairant devant le distributeur de repas au fond de la cabine et songeais que j’avais une faim de loup. Puis je suis revenu à mon visiteur.
J’ignorais son nom mais j’ai deviné qu’il était venu me voir parce que nous avions été amis.
« Où suis-je ? »
Il a pris un air soucieux. « À bord de l’Astron.
— L’Astron. » Ce nom m’était familier. « Qui es-tu ? »
Il n’a pas cherché à dissimuler sa déception ; selon toute évidence, il aurait aimé que je me souvienne de lui.
« Corbeau. »
J’ai reconnu ce nom aussitôt qu’il l’eut prononcé, mais ça s’est arrêté là.
« Merci. »
Il m’a fixé sans comprendre.
« Pour ton aide à bord du Module. »
Pipit a flotté jusqu’à nous et fixé un plateau aux barreaux. J’ai ôté le couvercle de ma main valide et humé l’odeur de la viande et de l’épaisse purée visqueuse qui la collait au plateau. Saisissant ma cuillère, j’ai prélevé une bonne portion que j’ai aussitôt avalée, savourant le goût tenace de la purée. Puis je me suis empressé de vomir.
Tandis que je détournais les yeux, Corbeau a tenté d’attraper les globules flottants avec l’extrémité de son pagne. Quels que soient ses buts dans la vie, l’une de ses fonctions semblait être de nettoyer derrière moi.
Il s’est tourné dans ma direction, bouleversé. « Pardon, je...
— Va-t’en. » J’ai relevé le drap sur mon visage, à la fois parce que j’avais trop honte pour parler et parce que j’étais dévoré par une envie que ni Pipit ni Corbeau ne pourraient comprendre.
Les souvenirs de leurs seize ou dix-huit ans d’existence emplissaient leur crâne comme des bonbons dans un bocal. Mais je n’avais plus de souvenirs. Sur un plan pratique, j’étais né quelques semaines plus tôt. Je ne conservais aucune mémoire de ma mère et de mon père, de mes éventuels frères ou sœurs, de mes amis, de mes ennemis, de mes amours. Les seuls souvenirs que je possédais avaient trait à la planète, au Module et à mes cauchemars d’infirmerie.
C’était loin d’être suffisant.
Désormais, Pipit était là en permanence, accompagnée le plus souvent de plusieurs enfants qui tripotaient le lit et m’examinaient avec une curiosité empreinte de sérieux. Lorsqu’elle ne prenait pas soin de moi – elle ne semblait pas s’occuper des autres patients –, elle jouait avec les gosses, qui flottaient un peu partout dans la cabine. Le rôle de grande sœur ou de mère de substitution paraissait lui plaire et elle le remplissait fort bien. Elle anticipait chacun des actes des enfants, allant jusqu’à les saisir pour les placer au-dessus d’une poubelle aspirante quand ils en avaient besoin.
J’ai découvert par la suite que la pulsion de maternité n’était pas seule en cause.
À un moment donné, j’ai constaté en me réveillant que le tube alimentaire avait disparu. Tenant à la main un bol et une cuillère, Pipit affichait un air ferme et décidé.
« Tu vas manger ça et le garder. » La dureté de sa voix m’a surpris.
Elle m’a donné une cuillerée de porridge. Quand je l’ai sentie remonter dans mon gosier, elle m’a plaqué les mains sur la bouche jusqu’à ce que la crise soit passée et que j’aie réussi à avaler le porridge et la bile qui montait de mes entrailles. Au bout de dix minutes de tourmente, mon estomac avait perdu toute velléité de rébellion. Deux ou trois repas plus tard, je mangeais du solide.
Quelques veilles à peine avaient passé lorsque Pipit est entrée dans la cabine en compagnie de deux visiteurs. Deux vieillards vêtus d’un tee-shirt blanc, aux épaules frappées d’un caducée, avec une ardoise passée à leur ceinture.
Le premier était gras, chauve et rougeaud, et on comprenait en le voyant grimacer qu’il avait mieux à faire que se trouver ici. Plus maigre et plus gauche, le second avait des yeux brillants et une paire d’antiques lunettes maintes fois réparées, dont les branches tenaient grâce à du ruban adhésif.
Une fois à mon chevet, le gros a laissé choir trois lignes magnétiques pour s’y ancrer, repliant sous son corps ses jambes potelées. Il a examiné les instruments enchâssés dans la tête de lit, refermé ses doigts boudinés autour de mon poignet et a pris mon pouls à l’ancienne, se méfiant sans doute des mesures automatiques. Sa peau avait la moiteur qui accompagne la surcharge pondérale.
Je me suis tourné vers le maigre et j’ai marmonné : « Où suis-je ?
— À bord de l’Astron – Corbeau ne te l’a pas dit ?
— Il ne m’a pas dit ce que c’était », ai-je répliqué, maussade.
Il m’a gratifié d’un sourire rassurant. « L’Astron est un vaisseau d’exploration interstellaire. Le seul, à notre connaissance. Venu de la Terre. » Je savais tout cela, d’une certaine façon, mais je ne savais rien de la Terre proprement dite.
Tous deux semblaient attendre que je pose d’autres questions. Le maigre était patient et souriant. Le gros était nerveux et tiraillait d’un air absent sur sa ceinture, comme pour me faire savoir que son temps était précieux. J’ai deviné qu’ils jouaient la comédie, que le maigre était impatient et que le gros se trouvait là où il voulait être.
« Je m’appelle Noé, a soudain dit le maigre. Mon ami s’appelle Abel. Ce sont des noms qui viennent de la Bible. »
À ma grande surprise, je savais ce qu’était la Bible.
« Ce ne sont que des noms, ai-je rétorqué, toujours aussi boudeur. Qui êtes-vous ? »
Abel a jeté un coup d’œil à Noé puis s’est à nouveau tourné vers moi, toujours aussi agacé en apparence. Noé a souri, toujours aussi patient. « Nous sommes les médecins de bord. Abel soigne surtout le corps. Moi, c’est plutôt l’esprit. Mais ce n’est pas ce que tu voulais savoir, n’est-ce pas ? »
J’hésitais à répondre. Je n’avais pas de souvenirs, pas de nom, pas d’idée de ma place à bord de l’Astron, et cela faisait de moi la personne la plus vulnérable de cette cabine.
« Qui suis-je ? » ai-je fini par demander.
Noé a froncé les sourcils et lancé un regard à Pipit. Elle a fermé le paravue pour isoler l’infirmerie, dont les autres patients ne nous prêtaient pas attention. Noé et Abel se sont rapprochés de mon lit pendant que Pipit s’éloignait discrètement.
« Qui... »
Abel m’a coupé d’un air malicieux. « Il vaudrait mieux que ce soit toi qui nous le dises.
— Je n’en sais rien. » J’ai détourné la tête pour qu’ils ne voient pas ma colère. « Si je le savais, je ne poserais pas la question.
— Tu ne t’en souviens pas », a corrigé Abel. Il s’est approché un peu plus, et son haleine m’a renseigné sur son dernier repas. « Regarde-moi, a-t-il ordonné d’un ton sec. C’est plus facile pour moi si je vois les yeux de mon interlocuteur. »
J’ignorais qui j’étais, mais je savais que j’étais jeune. On ne s’adresse pas à un adulte sur ce ton-là.
« Je ne m’en souviens pas », ai-je répété, de plus en plus vexé.
Abel a eu un reniflement de mépris et s’est tourné vers Noé. « Je l’ai dit à Houlda, ça ne sert à rien. Non seulement c’est dangereux, mais c’est une perte de temps. »
Noé a fait la sourde oreille, les yeux immenses derrière les verres de ses lunettes, si rayés qu’ils en paraissaient opaques. Ils étaient assortis aux antiques scaphes mais juraient avec l’équipement ultramoderne de la salle d’opération.
« Dis-moi ce que tu te rappelles. Remonte dans le temps le plus loin possible. »
Je lui ai raconté la sortie sur la planète, ma chute de la falaise, mon retour à bord du Module, porté par mes équipiers.
« Personne ne t’a appelé par ton nom ? »
J’ai fait non de la tête.
« Tu ne te rappelles rien avant le moment où tu as descendu l’échelle ? »
L’espace d’un instant, je me suis retrouvé devant une porte derrière laquelle étaient massés tous les souvenirs hors de ma portée.
« J’ai descendu l’échelle, ai-je dit. Je me suis pris le pied dans les barreaux, puis j’ai foulé la surface et... » Il y avait autre chose, mais cela s’est évaporé. « Je vous ai dit tout ce qui s’est passé ensuite.
— Nous perdons notre temps », a protesté Abel pour la énième fois. Mais il n’a pas fait mine de partir.
« C’est une forme d’amnésie, a déclaré Noé en me fixant avec attention. Une amnésie rétrograde. Tu te souviens de l’accident et de ce que tu as fait après ta descente. Tout ce qui s’est produit avant a... disparu. Ta chute est l’explication la plus évidente. Elle a failli te tuer.
— Est-ce que mes souvenirs reviendront ? »
Les deux médecins ont échangé un regard puis Noé a tenté de me rassurer.
« En général, la perte de mémoire est sélective. Tu n’as pas oublié le langage, tu réapprendras à te déplacer à bord du vaisseau et tu te rappelleras tout un tas de petites choses. Les premiers souvenirs qui reviennent sont les plus proches de l’incident traumatique. Tu te rappelleras quantité d’expériences et chacune en évoquera une autre. » Un temps. « Si ton amnésie persiste, on pourra toujours essayer l’hypnose ou la drogue. »
Son visage respirait l’innocence mais sa voix trahissait sa duplicité. Ma mémoire s’était enfuie – sans doute pour de bon – et il était aussi déçu que moi, pour des raisons qui lui étaient propres.
« Qui suis-je ? » ai-je à nouveau demandé.
Ils n’ont plus cherché à me rassurer ; c’en était fini de ce petit jeu. « Quelque part en toi, tu le sais », a dit Noé d’une voix aussi désespérée que la mienne.
J’étais épuisé et je commençais à m’endormir. « Je ne m’en souviens pas.
— Quelqu’un vient », a dit Pipit, l’oreille collée à l’écoutille.
Noé s’est écarté de mon lit et Abel a arraché ses ancres magnétiques. Je les ai vus foncer vers la sortie. Pour la première fois, j’ai compris qu’ils avaient crevé de trouille durant toute notre conversation – non seulement à cause des questions qu’ils me posaient, mais aussi à cause des réponses que je risquais de leur donner.
Arrivé devant l’écoutille, Noé s’est retourné pour bredouiller : « Tu es un assistant tech à bord de l’Astron. Tu as dix-sept ans. Tu t’appelles Moineau. »
Moineau.
Contrairement à « Corbeau », ce nom ne me disait rien.
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