#Roman francophone

Les séparées

Kéthévane Davrichewy

Quand s'ouvre le roman, le 10 mai 1981, Alice et Cécile ont seize ans. Trente ans plus tard, celles qui depuis l'enfance ne se quittaient pas se sont perdues. Alice, installée dans un café, laisse vagabonder son esprit, tentant inlassablement, au fil des réflexions et des souvenirs, de comprendre la raison de cette rupture amicale, que réactivent d'autres chagrins. Plongée dans un semi-coma, Cécile, elle, écrit dans sa tête des lettres imaginaires à Alice. Tissant en une double trame les décennies écoulées, les voix des deux jeunes femmes déroulent le fil de leur histoire. Depuis leur rencontre, elles ont tout partagé : leurs premiers émois amoureux, leurs familles, leur passion pour la littérature, la bande-son et les grands moments des " années Mitterrand ". Elles ont même rêvé à un avenir professionnel commun. Si, de cette amitié fusionnelle, Kéthévane Davrichewy excelle à évoquer les élans et la joie, si les portraits de ceux qu'Alice et Cécile ont aimés illuminent son livre, elle écrit aussi très subtilement sur la complexité des sentiments. Croisant les points de vue de ses deux narratrices, et comme à leur insu, elle laisse affleurer au fil des pages les failles, les malentendus et les secrets dont va se nourrir l'inévitable désamour. Car c'est tout simplement de la perte et de la fin de l'enfance qu'il s'agit dans ce roman à deux voix qui sonne si juste.

Par Kéthévane Davrichewy
Chez Sabine Wespieser Editeur

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Genre

Littérature française

Le visage de François Mitterrand se dessinait peu à peu sur l’écran de télévision. Ses parents, leurs amis bondissaient hors des canapés, poussaient des hurlements. Alice fixait Cécile, qui sortit de la pièce, la démarche nonchalante tran- chant au milieu de l’hystérie collective. Ses sœurs la saisirent maladroitement, lui piétinèrent les pieds. Ses grands-parents s’étaient levés, la serrant jusqu’à l’oppresser. Alice ne dis- tinguait plus les visages, ne décelait aucune expression, les individus familiers qui composaient le dîner quelques instants auparavant ne faisaient plus qu’un. Elle fut entraînée dans une danse titubante qui occupa l’espace du salon-salle à manger- cuisine de l’appartement où ils vivaient. Leurs cris faisaient écho à ceux de la rue, aux commentaires des présentateurs de télévision.

Alice parvint à se détacher de la cohue et se réfugia près de la fenêtre. Sur le boulevard, une foule avait envahi les trottoirs, les voitures ralentissaient, klaxonnaient, les conducteurs et leurs passagers avaient baissé les vitres, se penchaient au dehors, brandissaient des pancartes, agitaient les bras, les mains. La fièvre, la fierté, contagieuses, l’envahirent. Ils avaient gagné. 

Puis l’euphorie retomba, chacun s’assit, reprit son souffle. Alice rejoignit Cécile dans la chambre. Une petite pièce, meublée de trois couchages, trois bureaux escamotables, trois tables de nuit identiques, qu’elle partageait avec Salomé et Nine. 

Allongée sur le lit d’Alice dans la position du fœtus, Cécile feuilletait l’anthologie de la poésie française, dont les pages étaient froissées, presque déchirées à force d’avoir été con- sultées. Elles avaient ensemble souligné des vers, coché des passages pour préparer le bac de français, mais aussi pour se rappeler les extraits de leurs poèmes préférés. Patti Smith, dont la voix grave résonnait sans relâche dans l’intimité des salles de bains, recopiait dans des carnets l’intégralité des poèmes qu’elle aimait. Alice et Cécile l’imitaient, espérant fébrilement inventer un jour, à leur tour, un autre monde. Devenir des artistes. 

- Tout ça te gêne ? demanda Alice.

- Oui, répondit Cécile sans lever les yeux.
Elle n’aurait pas eu besoin de répondre, Alice devinait et comprenait sans les mots. Cécile se redressa et se tourna enfin vers elle. 

- Tu n’appelles pas ta mère ? demanda Alice. 

-Elle doit être dans le même état que tes parents, répondit Cécile, qu’elle se défoule. 

Et elle se mit à rire. Les rires de Cécile étaient rares et fusaient au moment où on ne les attendait plus. 

- Tu imagines la tête de mon père, dit-elle. Les socialistes ! Cette plaie. Il doit déjà échafauder toutes sortes de ruses pour mettre son argent à l’abri, ma belle-mère avait peur de la victoire. 

- Ils ont tant d’argent que ça ? dit Alice.

Cécile haussa les épaules.

- Je ne sais pas, en fait. Je m’en fous. Alice hocha la tête. 

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12/01/2012 181 pages 18,25 €
Scannez le code barre 9782848051062
9782848051062
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