#Roman francophone

Mon couronnement

Véronique Bizot

Décoré à son insu pour une importante découverte qu'il a oubliée depuis longtemps, un scientifique à la retraite voit soudain son salon envahi d'admirateurs et de journalistes venus le féliciter, mettant à mal son intime désordre. Sa femme de ménage, ultime rempart contre l'impudeur du monde, lui cuisine des lentilles. Et tandis qu'irrémédiablement l'heure des honneurs se rapproche, le passé fait de même. D'une visite impromptue (et ratée) à un vieil ami perdu de vue en réminiscences familiales semblables à d'étranges phénomènes gazeux, notre homme explore sa solitude avec une impavide bien qu'inquiète curiosité. Avec l'humour légèrement amer, la tendresse étonnée et la noirceur singulière qui caractérisent ses nouvelles, Véronique Bizot poursuit dans ce premier roman son observation sans concession des effets secondaires de l'absurdité de nos vies, déshabillant la logique du désespoir jusqu'aux os. Et impose, comme une étonnante évidence, un univers à la fois déroutant et délectable.

Par Véronique Bizot
Chez Actes Sud

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Editeur

Actes Sud

Genre

Littérature française

1

 

 

Les gens ont tout de même fini par s’en aller et je me suis retrouvé seul dans l’appartement avec Mme Ambrunaz qui faisait cuire des lentilles à la cuisine, j’entendais le cliquetis des lentilles qu’elle remuait en les rinçant, je pensais que ces lentilles, du Puy, celles que je prends au supermarché, ne se rincent pas, et que de surcroît je ne les mangerais certainement pas ce soir. À peine les gens sont-ils partis que Mme Ambrunaz a mis des oignons à blondir, et aussitôt il y a eu cette odeur d’oignons qui s’est répandue et se confond avec le désordre de l’appartement. Le désordre de l’appartement est à vrai dire prodigieux, quel désordre, ont dû penser les gens, mais les circonstances ont fait qu’ils n’ont pas paru le remarquer, ni la poussière, ils ont, enjambant les choses qui traînent dans le couloir et contournant l’escabeau planté au milieu du salon, marché droit sur moi avec leurs mains tendues et leurs sourires. Bien, bien, me suis-je dit, voici des gens.

Ça a duré plusieurs heures, mais grâce à Dieu j’avais l’escabeau à quoi m’accrocher, personne n’aurait pu m’arracher à cet escabeau. Des gens comme je n’en avais pas vu depuis des lustres. Tout l’après-midi Mme Ambrunaz n’a cessé d’ouvrir et de refermer la porte sur eux, et c’est quand les derniers sont partis et que, jetant un coup d’œil dans la cage d’escalier, elle a constaté qu’il n’en venait pas d’autres, qu’elle a dit : je vais vous faire de bonnes petites lentilles. Ou : un bon plat de petites lentilles. Il est un fait que les lentilles sont petites, ai-je pensé. Je me tenais toujours à l’escabeau, guettant, sait-on jamais, d’autres pas dans l’escalier. Sur une table au milieu du fatras, je voyais une coupe remplie de mandarines, certaines enrobées de papier de soie, d’où venaient ces mandarines, mystère. Probablement une initiative hâtive de Mme Ambrunaz pour faire paraître l’appartement plus frais et bien tenu à tous ces gens qui, dès l’annonce de mon couronnement, se sont mis à y défiler, nous prenant, elle et moi, au dépourvu. Un premier coup de sonnette et ça n’a plus cessé. Une observation, à ce que j’ai compris, que j’aurais autrefois faite à mon laboratoire de physique, et qui trouverait aujourd’hui son terrain d’application, une partie de l’espèce humaine se voyant tout à coup par moi soulagée de l’un de ses maux. Tant mieux, tant mieux. On a voulu me photographier et me filmer mais on a dû pour cela également photographier et filmer l’escabeau, je n’ai pas quitté cet escabeau de tout l’après-midi. Que fait-il au milieu du salon, je ne m’en souviens plus. Ai-je eu l’intention de changer l’ampoule du plafonnier, de raccrocher un bout du rideau, de décrocher un tableau ? Et de quoi aurai-je l’air, sur ces photos et ces films ? De quoi voudriez-vous donc avoir l’air ? me dira Mme Ambrunaz si je m’en inquiète devant elle. Je porte mes anciennes lunettes, en attendant celles sur lesquelles je me suis bêtement assis l’autre jour, en réparation chez l’opticien. Je porte également mon vieux pantalon de velours, ainsi que mon vieux polo de laine sur quoi Mme Ambrunaz m’a fait enfiler une veste, au premier coup de sonnette. Bien inutile, lui ai-je dit en l’enfilant, il doit s’agir de mon frère, ouvrez-lui donc plutôt. Allons, allons, m’a dit Mme Ambrunaz, votre frère ne ferait pas autant de bruit à lui tout seul. De fait, il y avait comme un bourdonnement de voix tout à fait inhabituel sur le palier, des sortes de piétinements, et l’ascenseur n’arrêtait pas de circuler. Puis j’ai entendu l’exclamation qu’a eue Mme Ambrunaz en ouvrant à tout ce monde et j’ai pensé aux témoins de Jéhovah qui sonnent à n’importe quelle heure aux portes des appartements, et je n’ai pas été mécontent, tout compte fait, d’avoir cette veste rugueuse sur le dos pour les affronter. Dans l’entrée, le brouhaha s’est amplifié et Mme Ambrunaz est revenue au salon me reprocher de n’avoir encore pas lu mon courrier de ces dernières semaines ni répondu au téléphone, car si j’avais lu mon courrier ou répondu au téléphone, j’aurais su que j’étais scientifiquement couronné, a-t-elle dit en secouant la tête et en haussant les épaules, après quoi elle est ressortie du salon et je l’ai entendue déclarer que j’étais disponible, si vous voulez bien vous donner la peine d’entrer. Scientifiquement couronné ? ai-je répété en moi-même, debout au centre de la pièce. Je ne voyais pas du tout de quoi il était question. D’un seul coup le salon a été plein de mains tendues dans ma direction, de sourires et de félicitations et je me suis instinctivement rapproché de l’escabeau. Au milieu de tout ça, Mme Ambrunaz débarrassait des sièges et tapait des coussins sur lesquels personne ne s’est assis, sinon, après m’avoir appelé par mon prénom, une très vieille dame qui portait des chaussures de tennis à grosses semelles et ne m’évoquait rien.

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06/01/2010 107 pages 13,20 €
Scannez le code barre 9782742788033
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