Tu arrives par le prochain train, je t’attends sur le quai avec le village au grand complet.
Ne me dis pas que c’est une surprise. Tu croyais que j’allais t’oublier ? Drôle d’idée. Si je suis ici, c’est pour toi.
Même les petits voyous, les yankés amateurs de bagarre restent tranquilles, perchés en ligne sur la barrière. Ils connaissent ta réputation, celle d’un brave qu’on croise quand on a beaucoup de chance. Ils me l’ont dit quand j’ai partagé leur chanvre. Tu imagines ça ? Un flic fumant avec des voyous, tu nous aurais fait de l’or avec une histoire comme celle- là.
Dommage que tu sois mort, tu aurais pu l’écrire.
Pour une fois respectueux, les yankés se taisent, évitent de nous jeter aux visages des histoires de sorcellerie. Même eux n’y croient pas. Ils savent qu’on t’a tué pour une raison qui n’a rien à voir avec le diable. C’est parce qu’ils aimeraient en savoir plus qu’ils sont venus. Tu sais ce que je pense ? Je vois les choses comme eux.
Les conversations sont pleines de toi. Je suis le seul à t’entendre, à pouvoir te dire ce que j’ai sur le cœur. Parler avec les morts, je laissais ça aux vieux radoteurs, mais aujourd’hui, c’est différent, une porte s’est ouverte dans mon esprit. Dommage que je connaisse déjà la fable que tu me racontes. C’est le chanvre, il fait tourner en bourrique, ton bavardage roule dans mon crâne…
C’est l’histoire d’un khalife qui voit accourir son vizir affolé. L’homme a croisé la Mort au marché. Cette grande femme maigre portant une écharpe rouge l’a regardé bizarrement, et lui a glacé les sangs. Il implore son khalife de lui donner son meilleur cheval pour fuir très loin, jusqu’à Samarkand. Le khalife apprécie son vizir, il le laisse donc seller sa monture et filer ventre à terre : l’homme compte rallier Samarkand avant la nuit…
Ton train arrive. Les wagons crissent, s’immobilisent. Pour les voyageurs en provenance de Kinshasa, pas moyen de mettre un pied sur ce quai gros de chagrin. Le chef de gare prie la foule de s’écarter. Les yankés s’y mettent aussi, ils insultent « les moutons stupides », leur disent de dégager le chemin.
Les employés des pompes funèbres te poussent dans la lumière, tes cousins et moi agrippons les poignées de ton cercueil. Une fois sur nos épaules, tu es plus léger que ce que j’imaginais. Des femmes sanglotent. Ça te plaît cette sollicitude bien en chair, ces grincements de dents nacrées, n’est- ce pas ? J’en suis certain, ne me raconte pas d’histoires. Ou si, continue la tienne. Je la connais par cœur, mais ça fait tant de bien d’entendre ta voix, et je finirai bien par comprendre ce que tu veux me dire…
Troublé, le khalife enfile un déguisement, se rend au marché et cherche la Mort. Il l’aperçoit ; elle est telle que son vizir l’a décrite : grande, efflanquée, le visage en partie dissimulé sous un voile rouge, elle va, sans se faire remarquer. Le khalife s’approche. La Mort s’incline immédiatement.
Extraits
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