Petites fugues

Sandrine Lefebvre-re

Dans ces Petites fugues, Sandrine Lefebvre-Reghay rapporte la communication entre les êtres à différents univers où l'absurde côtoie la mélancolie la plus douce. Si Le téléphone pousse à l'extrême les relations que nous entretenons avec nos smartphones, allant jusqu'à personnifier cet objet du quotidien, Transparence nous plonge dans une douloureuse relation où la communication est rompue. Quant au pastiche Quand les lettrés s'en mêlent et s'entremêlent, produit pour un séminaire autour du travail de Sophie Divry, il n'est autre que le fruit d'une échappée à la fois folle et belle vers le monde de l'auteure. Enfin, Lettre à mon père nous plonge dans une ambiance intimiste sublimée par un fort lien filial transgénérationnel.

Par Sandrine Lefebvre-re
Chez Les Editions du Net

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Transparence

C’est comme un mouvement imperceptible, mais elle le sent. Il est là, régulier. Par le rai de lumière à travers la porte qui vient de s’entrouvrir, poussée par une légère bise, le corps se dévoile petit à petit. Elle distingue la blancheur du couvre-lit dont il a presque recouvert sa tête laissant nu le haut du crâne et sa chevelure noire. L’épaisse étoffe épouse la forme, suit le rythme de cette respiration qui, à cet instant précis, lui semble incongrue. Elle est si tranquille ! De quel droit est-elle si tranquille ? À cet instant précis où son corps se disloque, où la souffrance l’habite comme pour créer un deuxième elle-même, de quel droit est-il si tranquille ? Elle ne sait pas si elle l’envie ou si elle le déteste. Il est là s’offrant arrogamment à sa vue, et elle, elle le contemple. Elle aimerait qu’il pressente sa présence, qu’il se retourne, qu’il lui ouvre les bras, mais rien. Perdu dans les délices voluptueux de cette petite mort dont on ne connaît pas la mesure du temps indéfini, de ce temps qui se suspend, narguant de son air sournois les plus fortes résistances, il dort.
Elle ferme les yeux et dessine mentalement ses traits qui demeurent à presque quarante ans ceux d’un enfant. Elle voit le contour de son visage, descend le long de son cou pour remonter vers sa mâchoire ni vraiment ronde, ni vraiment carrée. La bouche est charnue, épaisse et douce. Les pommettes sont saillantes, le front large. Mais ce sont surtout les yeux qui semblent s’être perdus à jamais dans les méandres de l’enfance. Ils sont grands, d’un vert presque émeraude avec de longs cils fins. Ils sont intelligents et savent à la perfection manier leur monde. C’est ce regard-là qui l’avait tant séduite. C’est ce regard-là qui la tue aujourd’hui à petit feu. Un regard inerte, sans une pensée, sans émotion aucune, un regard d’habitué dans un troquet désert.
Elle étouffe dans cet îlot de chaleur où tout est bien ordonné, bien à sa place. Le décor parfait pour une union parfaite, sans nuages, sans cri et sans colère. Jusqu’à ce jour, elle n’avait jamais réellement pensé que la transparence pouvait exister en dehors des matériaux ou des éléments naturels comme l’eau. Elle ne s’était jamais figurée qu’elle pouvait exister autrement qu’en état solide ou liquide. Jusqu’à aujourd’hui. Le bruit du tic-tac de sa montre l’insupporte. Alors elle l’enlève dans un mouvement rapide et sec puis la dépose avec bruit sur la table de chevet. Il n’a pas bougé. La vue de cet homme sur l’autre rive soudainement la révolte. Elle se lève. Son esprit bute et rebute encore sur ce simple mot : transparence. Il faut qu’elle en ait le cœur net. Le sens figuré ne correspond pas à ce qu’elle suppute depuis la malheureuse phrase, non, elle se borne à ne prendre que le sens propre, ce sens qui d’un coup devient terrible.
Elle essaie de s’imaginer comment elle pouvait être traversée par la lumière. Elle voit la lumière. Elle sent le froid ou le chaud, mais elle ne sent rien qui la pénètre. Pas le moindre pincement comme le produit une fine aiguille plantée dans la peau. Pas le moindre petit indice à cet état de perpétuel cheminement qu’elle suppose intense dans ses organes. Comment cela se fait-il ?
Alors, elle en vient à se demander comment lui, de son côté, perçoit son corps. Ce corps fatigué par les coups, les chutes, les opérations successives, les rééducations à n’en plus finir, et cette satanée maladie non mortelle dont elle souffre jusque dans les extrémités les plus infimes, cette maladie qu’elle traîne, marquée par les empreintes d’un temps dont seul le destin a la connaissance suprasensible de sa chute. Ce corps, ce véhicule terrestre la dégoûte. Il la dégoûte d’autant plus qu’elle le sent devenir transparent. Tel un verre, il est devenu transparent dans le visible. « Il voit à travers ! » Dans cette chambre, dans ce salon, dans cette maison, partout elle peut mesurer sa transparence. Les meubles, les objets, les livres, les tentures captent son attention. Il les contourne lorsqu’il se déplace, les touche, les manipule, les sent, se joue d’eux, mais elle, rien. « Il voit tout de tout, sauf de moi ! Rien du tout. Je n’absorbe plus la lumière. » Elle s’imagine qu’au fil du temps, sa capacité d’absorbance s’est affaiblie jusqu’à atteindre le plus petit degré possible, car aucun matériau n’est totalement transparent. Son absorbance à elle est réduite à une longueur d’onde détraquée. Entre eux, un océan qui brouille les pistes. Sa voix aussi est devenue transparente. Elle se perd dans l’espace pour n’être plus qu’un sourd signal sonore. Son capteur d’ultra-sons interne lui indique un faible signal, mais il est si chétif qu’entre le bruit de la télévision et le cliquetis des touches de son ordinateur, le son de sa voix s’éteint aussitôt dans sa mécanique. Elle essaie encore. Les ondes qu’elle émet n’arrivent pas à parcourir la distance qui les sépare. Elles se disloquent. Du coup, son corps à lui devient, à son tour, transparent à sa voix. Il ne l’entend pas, ou si faiblement, qu’elle ne laisse qu’un grand vide dans sa mémoire immédiate.
Elle se figure être devenue transparente comme l’homme invisible à la télé. Mais à contrario de l’homme invisible qui est invisible pour tous, elle, elle n’est invisible que pour lui. Passer inaperçu, voir sans être vu, parlé sans être entendu, sentir sans être senti par tout le monde, cela peut être drôle quand on y réfléchit bien, mais des personnes que vous aimez le plus, et les plus importantes de votre vie, est un véritable cauchemar ! C’est ce cauchemar qu’elle vivait depuis des semaines, des mois, des années.
C’était venu un peu comme ça, mine de rien, sournoisement, distraitement. Elle n’avait pas fait attention, lui non plus. Ils n’avaient pas fait exprès. C’était comme ça tout simplement. Elle se met à surfer sur le net pour y trouver des solutions. Elle est sûre qu’il doit exister un remède à cela, une manière, une méthode pour enrayer le mécanisme. Puisqu’il faut absorber la lumière pour ne plus être transparent, il lui fallait donc tout simplement protéger au maximum son corps de la lumière. « Il ne faut plus qu’elle me traverse. Il faut mettre un terme à son parcours » se répète-t-elle.
Ce jour-là est un jour de janvier comme tant d’autres. Il fait gris. Il fait froid ; de ce froid qui vous traverse le corps et vous laisse exsangue. Mais cette apparente tristesse ambiante n’entame pas son humeur joviale. Elle est heureuse de l’idée lumineuse qu’elle a eue hier au soir. Comme une ado qui se prépare à faire une grosse bêtise avec l’insouciance de la jeunesse, elle savoure par avance ses effets. Ce faisant, elle grignote tranquillement ses deux tartines beurrées, posées à côté de son gros bol de café noir, tout en faisant le moins de bruit possible. Il n’aime pas le bruit, surtout lorsqu’il est absorbé par les informations qui passent en boucle. Il est déjà habillé, de la tenue qu’elle lui a préparée la veille et posée sur le valet, qu’elle a spécialement acheté pour y déposer toutes ses petites affaires. Chaque jour, elle les étudie scrupuleusement. Chaque association de couleurs, chaque détail compte : chaussettes accordées à la chemise – cravate unie pour chemise rayée ou à motif, fantaisie quand la chemise, elle, est unie –, boutons de manchettes discrets, costumes sobres, mais aux coupes élégantes… À côté du valet, les chaussures cirées par ses soins, plaisir ancien qu’elle cultive depuis l’enfance où elle cirait celles de son père. Il regarde sa montre qu’elle vient de lui offrir pour son anniversaire.
C’est le signal.
Un… Deux… Trois… Un bisou sur la tempe, un « Bonne journée ma chérie » et déjà il attrape sa sacoche, se dirige vers l’entrée, le verrou, la porte qui se ferme, puis, peu à peu, le silence couvrant la cacophonie. C’est à ce moment-là qu’elle reprend son souffle. Et, comme d’habitude, elle zappe les infos pour passer sur une chaîne musicale, finit son petit-déjeuner puis s’applique à ordonner, laver, aseptiser le coin repas puis la cuisine. Ces gestes quotidiens rapidement effectués, elle se dirige vers la salle de bains, prend sa douche et s’habille d’une tenue sportive, idéale pour affronter les courses folles qu’elle s’apprête à faire. Tout à sa joie, elle se maquille en chantonnant devant le miroir de sa coiffeuse puis ramasse ses beaux cheveux blonds en un chignon derrière la nuque, y plante un pic et tire quelques mèches pour les faire tomber négligemment sur les côtés.
Les trottoirs de la capitale sont humides et glissants. Elle déambule sur les boulevards, allant de boutique en boutique, de plus en plus enivrée par le bruit extraordinaire de la machine à carte bancaire qu’elle vient de faire fonctionner ! C’est un bruit qu’elle aime particulièrement, surtout lorsque la carte en question n’est pas la sienne. Il a ce petit bruit joyeux, très particulier des soirs de fête, c’en est presque jouissif ! Cols roulés, tee-shirts moulants, tee-shirts larges, foulards, bonnets, écharpes, gants, chapeaux, leggings, pantalons flous, collants, jeans, tout, elle a pensé à tout. Elle a ratissé large, les soldes l’y ayant bien aidée.
« C’est bien », pense-t-elle, une fois assise sur le banc du petit square mitoyen à son immeuble. Mais déjà, les enfants sortent de l’école. Elle ne supporte plus leurs rires, leurs jeux, elle qui n’arrive pas à en sortir un de ses entrailles. À chaque fois, c’est la même douleur qui vient la surprendre. Mais aujourd’hui, elle ne veut pas. Elle ne peut pas sombrer dans ses éternelles complaintes. Alors, elle se lève précipitamment et court jusque sous sa porte cochère, compose le code de l’interphone, salue ingénument la gardienne qui l’envie déjà de ses nombreux paquets. L’ascenseur a bien du mal à ingérer tous ses colis, mais elle force. Elle les empile puis décide d’appuyer sur son étage et de faire la course avec lui en prenant les escaliers qu’elle grimpe deux à deux. Il s’arrête à l’instant même où elle entame la dernière ligne droite. Encore un petit effort, elle y est.
Maintenant, il s’agit de se préparer. Quatre couches sur les jambes, au moins autant sur le buste, deux écharpes, les mains bien protégées par deux paires de gants, ce soir, c’est sûr, elle ne sera pas transparente. Car, bien sûr, elle a veillé à n’acheter que des vêtements aux couleurs acidulées, vitaminées, ce dont elle ne disposait pas dans sa garde-robe. Il est impossible qu’il ne la remarque pas. Pour la voix, elle a acheté un dictaphone. Elle vient d’enregistrer sa première cassette avec tous les mots du quotidien, du « Bonsoir chéri » à « Bonne nuit, mon Amour ». C’est pratique parce que l’on peut augmenter le son, le mettre à côté de l’oreille, lui faire répéter à l’infini les mêmes phrases…
Le bruit sourd de la clé dans la serrure, le verrou qui se tourne. Sa main est fébrile sur la touche du dictaphone. Elle a peur de laisser passer sa chance. Son bonsoir est, comme à l’accoutumée, mécanique. Le visage est plongé dans le courrier qu’il dissèque comme à son habitude, debout, près du fauteuil où elle est assise. Il demande, les yeux toujours rivés vers les nouvelles du jour, le récit de la journée, le tout ponctué par le traditionnel « Je vais prendre ma douche ». Rien. Il n’a rien entendu de sa voix même enregistrée. Elle est toujours transparente. Il n’a même pas vu dans son champ de vision les couleurs fluo de ses tuniques superposées. Rien, c’est une catastrophe ! Un fiasco total !
« Si une matière étrangère à mon corps ne peut retenir la lumière, c’est donc dans mon propre corps qu’il faut opérer le bouleversement », pense-t-elle. Mais comment faire ? Il faut élaborer une méthode pertinente dont l’efficacité doit être mesurable dans le temps. De plus, le problème est très complexe, car pour que la voix ne soit plus transparente, il faut qu’elle porte des propos qui vont capter la lumière et révéler ainsi celle de l’esprit, ce qui n’est pas une mince affaire ! Et dans le même temps, il faut que le corps emprisonne la lumière. Avant de tenter cette expérience pour le moins étrange, elle avait déjà essayé quelques tentatives pour le moins infructueuses… Elle avait perdu les trente kilos qui s’étaient entassés au fond d’elle-même depuis dix ans. Dix ans, où elle s’était donné un seul objectif, le bonheur de l’autre, en s’oubliant au bord de la route comme on oublie son trousseau de clés au coin d’une table. Elle avait changé de tête. Elle avait repris ses études de langues et décroché un poste de traducteur, il y a quelques mois. Même les recettes aphrodisiaques de Femme actuelle n’y avaient rien changé. « Peut-être que le manque de graisse sur ces os devenus apparents est la cause de ce problème ». Elle le suit dans la chambre. Elle entend le jet de la douche étouffé par le ronronnement de l’extracteur d’air de la salle de bains. Elle s’effeuille pour se mettre à l’aise, car elle a trop chaud avec toutes ces couches de tissus. Elle se met en pyjama. À mesure, elle examine ce corps qui lui pose tant de problèmes. Les jambes naguère athlétiques semblent devenues de simples outils de locomotion sans réelle forme si ce n’est celle que son esprit veut bien leur prêter à savoir des cannes bossues avec, en leur milieu, des genoux encombrants. Les épaules trop larges donnent l’écho à un bassin généreux encadrant une vallée qui n’est plus flasque depuis sa dernière chirurgie abdominale. Ces pseudo-difformités ne l’empêchent pas de passer à l’aise dans un 34. « Oh la vache ! J’ai bien maigri tout de même. Pour preuve, mes bras qui ressemblaient à de véritables jambons vivants – criant à qui voulait l’entendre : “Vous pouvez croquer dedans, ce n’est que du bon gras” – sont devenus chétifs. La graisse du cou qui dansait à chacun de mes mouvements a laissé place à une coupe nette, droite à chacun des replis d’antan ».

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05/02/2020 13,00 €
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