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LE VAGABOND ET LA MACHINE. Essai sur l'automatisme ambulatoire, Médecine, Technique et société 1880-1910

Jean-Claude Beaune

Fidèle à son principal objet, ce livre est une (longue) errance, un vagabondage assez spécial, hasardeux et répétitif à la fois, qui ne se réclame d'aucune perspective systématique mais croise au contraire les regards, les disciplines : histoire, droit, sociologie, psychologie, biologie et médecine, technologie... Sans doute le vagabondage est-il un thème mythique, aussi ancien que l'Homme lui-même et qui trouve, dans notre histoire, de multiples expressions. Pourtant, malgré l'ambiguïté des valeurs que maintient en particulier la tradition franciscaine, il est une époque (1880-1910) où le vagabond devient, sur le fond d'une politique rigoureuse des populations ouvrières urbaines, un enjeu passionné. Il désigne la forme ultime d'un pathologique social qui gouverne d'autres catégories d'exclus (mendiants, clochards, prostituées, chômeurs, mauvais pauvres...) et dont on prévoit alors la suppression définitive : c'est, de fait, le premier " génocide scientifique " des temps modernes, dérisoire et banal peut-être mais qui prélude à d'autres, moins " bénins ". En même temps, le vagabond devient un objet privilégié de la médecine mentale en plein développement : Charcot crée pour le qualifier, en 1888, la notion d'Automate ambulatoire. On peut s'interroger alors sur la cohérence profonde de ce monde industriel puisque la même image, l'Automate, sert à désigner de manière " scientifique " à la fois le déchet humain, le résidu insupportable et l'idéal du nouvel " homme technique " vissé à sa fonction productive, assimilé à la Machine, normalisé dans son travail, sa vie et sa pensée. Au-delà de cette époque cruciale, l'ambivalence en question nous renvoie à des doctrines aussi fondamentales que le Mécanisme " cartésien " revu et corrigé dans le nouveau contexte, le Darwinisme (et ses applications sociales), également certaines conceptions de la dégénérescence, de l'hérédité qui n'ont pas dit aujourd'hui leur dernier mot. Finalement c'est la question philosophique de l'Individu qui peut sans doute servir de boussole dans ce voyage au bout de la nuit des vagabonds. La fin de l'individu qui se réfracte dans le miroir brisé du vagabondage (où tremble encore le souvenir rêvé de quelque enfance de l'humanité) s'inscrit dans une nouvelle logique : celle d'une nature devenue vraiment mauvaise ; celle surtout d'un nouveau personnage qui prend force dans l'histoire du XIXe siècle et n'a cessé depuis lors de hanter nos nuits comme un vieux fantôme vagabond : la Mort.

Par Jean-Claude Beaune
Chez Editions Champ Vallon

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Genre

Sociologie

On peut s’interroger alors sur la cohérence profonde de ce monde industriel puisque la même image, l’Automate, sert à désigner de manière « scientifique » à la fois le déchet humain, le résidu insupportable et l’idéal du nouvel « homme technique » vissé à sa fonction productive, assimilé à la Machine, normalisé dans son travail, sa vie et sa pensée. Au-delà de cette époque cruciale, l’ambivalence en question nous renvoie à des doctrines aussi fondamentales que leMécanisme « cartésien » revu et corrigé dans le nouveau contexte, le Darwinisme (et ses applications sociales), également certaines conceptions de la dégénérescence, de l’hérédité qui n ’ont pas dit aujourd’hui leur dernier mot.

Finalement c’est la question philosophique de l’Individu qui peut sans doute servir de boussole dans ce voyage au bout de la nuit des vagabonds. La fin de l’individu qui se réfracte dans le miroir brisé du vagabondage (où tremble encore le souvenir rêvé de quelque enfance de l’humanité) s’inscrit dans une nouvelle logique : celle d ’une nature devenue vraiment mauvaise ; celle surtout d ’un nouveau personnage qui prend force dans l’histoire du XIXe siècle et n ’a cessé depuis lors de hanter nos nuits comme un vieux fantôme vagabond : la Mort.

Agrégé de philosophie et docteur ès lettres, Jean-Claude Beaune est professeur à l’Université de Dijon. Il est également directeur de la Recherche à l’institut J.-B. Dumay (Ecomusée du Creusot), rédacteur en chef de la revue Milieux et co-directeur de cette collection. Il a publié notammentL ’Automate et ses mobiles (Flammarion) et La Technologie introuvable (Vrin).

 

Il existe d’abord une ambiance, un milieu du vagabondage. Un mythe évidemment et nombre d’effluves, de plus-values exotiques, baroques, légendaires qui déterminent le thème selon des préjugés, des poésies souvent sommaires mais non négligeables. Le traitement de la question qui est proposé ici n’a, d’ailleurs, aucune prétention à l’objectivité « scientifique », cette si rare vertu qui nourrit les plus beaux dogmatismes. La volonté n’est pas, non plus, de prôner une réhabilitation du vagabond, de placer sur un utopique piédestal un être voué par les autres, et parfois lui-même, au silence, à une forme particulière de solitude, difficile et stoïque, parfois inconsciente et pourtant assumée. La vagabond, s’il existe, n’est jamais directement martyr ni assassin. L’errance n’est jamais un statut clair, manifeste. Ce trouble poids symbolique ne pourra jamais être totalement élucidé — le pourrait-on d’ailleurs qu’il faudrait s’en défendre, au risque de tuer encore la signification de l’objet en supprimant tout son mystère. Sans doute ce mystère s’exprime-t-il la plupart du temps de manière banale, triviale : croiser un « vrai » vagabond, même s’il n’est point agressif et ne demande pas l’aumône, cause une gène, un étrange trouble provisoire mais profond. Le vagabond déstructure un instant par sa seule présence notre ordre, nos valeurs, l’organisation de l’espace et du temps qui contient nos plus grossiers repères. Entre l’agression ressentie et l’indifférence affichée, se profile alors une « autre ambiance », la conscience fragile d’une altérité effective, empirique, qui jamais ne colle exactement à nos plus chères valeurs — politiques, religieuses, philosophiques. Un vide de sens à travers cette ambiance, un bref vertige vite oublié mais assez réel pour laisser quelques traces. Le vagabond, par sa seule présence, est un fait qui n’a, fondamentalement, pas besoin de parole. Juger, justifier, plaindre ou s’indigner ne signifient plus rien. Le vagabond est un être des confins, des origines et des fatalités. Quelque chose d’inconnaissable en lui déborde la raison et l’éducation la plus ouverte. Le « primitif », le criminel, le dément sont repérés, repérables, ont leurs espaces et leurs identités sociales définis, construits. Etre vagabond, c’est être autre, de manière radicale mais intrinsèque. C’est revendiquer par sa seule existence un dépassement dérisoire, une latitude sans véhémence, une violence sans expression directe. Les mots, on le voit, ne suffisent pas. Le vagabond est un innommable, sa plus stricte définition. « La boue, la crasse, le poil… », au-delà encore le silence. Dire le silence : le projet, on le voit, ne manque pas d’audace et de vanité. C’est pourtant le seul but poursuivi dans ce livre et qui renvoie sans cesse l’auteur à sa propre dérision, à la vanité du propos, dès lors à certaine complaisance qu’il faudra bien assumer au risque de se taire. Rapporter un discours à son propre vide n’est pas toujours une attitude totalement narcissique — ou masochiste. Le vide en question peut mettre en péril la raison, il n’altère pas le sens d’un phénomène qui correspond à cette nature même, cette absence. Car il y a bien un sens du vagabondage qui met en valeur l’irrationalité de certaine raison, des normes qui l’affirment et la maintiennent. D’où d’ailleurs un nouveau danger : constituer le vagabond en révélateur absolu des injustices, des absurdités qui parsèment nos plates-bandes intellectuelles et sociales. Le vagabond n’est pas, non plus, cet antidote complaisant, radical, qui prendrait au bout du compte une dimension prophétique. Le vagabond souvent est dérisoire et conformiste, plus bourgeois en sa misère que le plus zélé des bourgeois. Il vit d’expédients et de vérités chapardées qu’il accepte avec confort, pour sa tranquillité — sur ce plan, il ressemble à beaucoup d’entre nous, seule l’échelle du larcin change. Etranger donc mais interne à la civilisation, à la culture qui l’excluent ou lui laissent parfois quelques miettes, juste ce qu’il faut pour survivre. On mesure la dérision encore, la pente savonneuse où s’engage ce discours : le vagabond présent en nous comme une sorte de remords archaïque, une nature profonde mais oubliée ?.. D’où cette poésie, ce mythe ? Evidemment. On sombre alors dans les pires des conventions littéraires et philosophiques. Sans doute n’est-il pas facile d’éviter ces obstacles presque obligés.

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01/08/1983 397 pages 22,00 €
Scannez le code barre 9782903528232
9782903528232
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