#Roman francophone

Je m'appelle Elisabeth

Anne Wiazemsky

Betty sursauta. Cette fois, elle était sûre d'avoir entendu crisser le gravier. Quelqu'un se déplaçait le long du mur de la villa, se rapprochait de sa chambre. Du salon, la radio toujours allumée diffusait les accords de harpe qui annonçaient le début de l'émission Le Masque et la Plume. Betty, alors, se leva et se dirigea vers la fenêtre avec le sentiment précis qu'une chose horrible l'y attendait. Elle ne se trompait pas. Posée sur le rebord, la tête décapitée d'un écureuil la regardait.

Par Anne Wiazemsky
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française


Pour Teresa Cremisi

14 janvier 2002

Madame,

J’ai beaucoup hésité avant de me décider à vous écrire parce que, sans doute, vous avez tout oublié de la personne dont je vais vous parler. Il s’agit de mon frère aîné qui a été interné durant trente ans dans l’hôpital psychiatrique qu’a dirigé votre père pendant des années.

Mon frère est sorti définitivement de l’hôpital au milieu des années quatre-vingt (votre père était alors parti à la retraite). Auparavant, il y avait eu quelques tentatives de réinsertion qui ont échoué, mais celle dont je vous parle fut la bonne. Il est venu vivre auprès de moi et de mon mari dans notre ferme, près de Saint-Genest-Malifaux, à une vingtaine de kilomètres de Saint-Étienne. Il nous a aidés comme il le pouvait dans l’exploitation de la ferme et plus encore quand je me suis retrouvée seule, à la mort de mon mari, en 1997.

Mon frère était inapte à une vie sociale normale, très refermé sur lui-même, mais c’était un homme bon, doux, presque toujours silencieux. Et j’en viens au pourquoi de cette lettre.

Mon frère qui parlait très peu, a évoqué à plusieurs reprises « Élisabeth, la fille du docteur » qu’il aurait rencontrée au début des années soixante. J’ignore tout de cette rencontre sauf qu’Élisabeth était alors une enfant. Elle lui avait offert un ruban écossais qu’il a gardé toute sa vie et qui a été son bien le plus précieux.

La petite Élisabeth, c’était vous, Madame, et je crois de mon devoir de vous informer que mon frère, jusqu’au bout, a chéri votre souvenir et que vous avez été, avec moi, sa sœur, le seul être au monde qu’il a aimé. De cela j’en suis sûre, même si je ne connais pas les circonstances de votre rencontre et même s’il s’exprimait rarement et avec difficulté. Quand il a compris qu’il allait mourir — il était atteint d’un cancer au poumon — il a su clairement me dire qu’il souhaitait être enterré avec le ruban que lui avait offert « Élisabeth, la fille du docteur ». J’ai bien sûr respecté ce souhait et depuis le 6 décembre 2001, il repose dans le cimetière de Saint-Genest-Malifaux. Il avait soixante-quatorze ans.

J’ignore si ce que je viens de vous écrire vous évoquera quelque chose, mais peut-être cela réveillera-t-il chez vous d’anciens souvenirs. Ayez alors une pensée amicale pour mon frère qui ne vous a jamais oubliée.

En espérant ne pas vous avoir importunée, je vous prie de croire, Madame, à mes sentiments respectueux.

Bernadette Marles

Leur père était parti rejoindre son bureau, dans l’hôpital psychiatrique départemental qu’il dirigeait depuis treize ans. Il avait eu, auparavant, un court et ultime entretien avec sa fille Agnès — il en avait cinq, celle-ci était la quatrième — afin de l’inciter à mieux travailler en classe. Agnès était pensionnaire dans un collège religieux mais revenait, chaque fin de semaine, chez ses parents où elle retrouvait Betty, sa sœur cadette. Agnès supportait mal la stricte discipline du collège, l’uniforme bleu marine, la vie en communauté si loin de cette autre vie dans laquelle elle avait grandi : celle de l’hôpital psychiatrique. Sa rentrée scolaire — on était en automne 1962 — s’était une fois de plus mal passée et elle avait espéré convaincre ses parents de la changer d’établissement. En vain. Agnès suivrait le même chemin que ses trois aînées : le collège religieux, puis la Sorbonne, à Paris, logée chez une tante, et après, on verrait. L’échec de sa tentative la désolait autant qu’elle désolait Betty. Depuis leur petite enfance les deux sœurs étaient si liées, si proches, qu’on les surnommait « les inséparables ». Agnès avait quinze ans et Betty douze.

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15/01/2004 167 pages 14,75 €
Scannez le code barre 9782070768936
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