#Essais

Vivre dans la rue à Paris au XVIIIe siècle

Arlette Farge

Pour le peuple de Paris la rue est, au 18ème siècle, un espace privilégié. Elle investit l'espace urbain tout entier d'une sociabilité multiforme et souvent agressive, elle envahit l'espace privé, l'atelier, le logement. Dans la rue, le travail, l'amour, la discussion, l'attroupement, le spectacle, la mort même. A travers les agendas du guet, les procès-verbaux et les rapports des commissaires de police, les récits de voyageurs étrangers et ceux des observateurs parisiens, Arlette Farge restitue le monde sonore, coloré, odorant du Paris populaire. Mais la rue, sa violence anonyme, son opacité font peur aussi : on entreprendra de régler et d'ouvrir l'espace urbain pour le contrôler mieux. Viendra le temps où le peuple descendra dans la rue où il aura cessé de vivre.

Par Arlette Farge
Chez Editions Gallimard

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Genre

Sciences historiques

 

La rue comme objet historique ? Ce projet a priori suspect de romantisme et de démesure, est né d’une conviction : celle d’une absence, d’une brèche dans le discours sur la ville. Au XVIIIe siècle comme maintenant, insistantes et simultanées, l’indignation devant la misère et la peur viscérale de ces« animaux urbains » que sont les femmes et les hommes paupérisés des grandes villes occultent l’ordre infini des créations entre l’individu et son espace. C’est pourtant dans la rue que se repèrent et s’inventorient les mécanismes d’usage et d’appropriation de l’espace, les liens entre lieux et formes de communication, les échanges qui se créent puis se défont. C’est dans la rue que se perçoivent une certaine ritualisation de l’usage spatial et son inverse obligé. L’homme de la rue paraît esquiver une double menace, il élabore des stratégies pour contrarier l’ordre que l’on tente de lui imposer, et il résiste à se laisser prendre aux règles de la description, celle des contemporains comme celle des historiens venus plus tard. De telle sorte que la rue s’impose comme évidemment rétive à l’assujettissement et à l’analyse.

En faire un objet historique ne prétend aucunement la réduire ni en fixer une image définitive. Il ne s’agit pas d’imposer ici un nouveau discours totalisant ; il ne s’agit pas non plus de reproduire un réel, un vécu qui aurait échappé aux gens de savoir. Mais seulement de s’insinuer, comme par effraction, à l’aide de sources jusqu’ici peu utilisées, dans cet espace ouvert : la rue vit ses spasmes et ses paradoxes en dépit du regard savant et politique porté sur elle ; si elle est matière à histoire, c’est d’abord parce qu’elle s’impose visuellement à travers les archives.

Sans aucun doute, ce travail entre en résonance avec les courants historiographiques actuels. Si « faire de l’histoire », c’est définir de « nouveaux objets » et « inventer » les archives qui aideront à ces définitions, l’étude présente est empreinte de cette démarche et lui doit beaucoup. C’est au moment où il s’est avéré en même temps nécessaire d’utiliser les apports de l’histoire quantitative et de se dégager de sa souveraineté que les historiens sont partis à la recherche des mentalités collectives et des vies quotidiennes dont courbes et chiffres faisaient souvent l’économie. Et cette évolution prend son sens à un moment où les hommes eux-mêmes cherchaient à retrouver une identité culturelle et originale masquée par le carcan des techniques, des polices et des disciplines. Quand Louis Chevalier fit paraître, en 1958, son livre Classes laborieuses, classes dangereuses, le champ s’ouvrait plus largement encore. C’était du côté des exclus, des silencieux et des bafoués qu’il fallait se tourner. Interroger autrement les sources, travailler sur le silence des sans aveu et non sur les discours bavards et autorisés. C’est Paris qui devenait objet d’enquête ; derrière ce lieu on pressentait une histoire nouvelle, celle des gens de la rue, censurés jusque dans les archives qui parlaient d’eux. L’utilisation des archives judiciaires fut le recours, elle s’avéra féconde ; se dessinait soudain l’envers du décor ; dans l’enthousiasme, on ne prenait pas même assez garde au piège pourtant largement tendu. L’envers du décor n’est un envers que parce qu’il est ainsi nommé par ceux qui gouvernent. Choisir les sujets justiciables comme objet d’un travail c’était déjà se plier aux normes dominantes.

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21/07/2008 253 pages 9,40 €
Scannez le code barre 9782070326938
9782070326938
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