#Roman étranger

Le grand bousillage

Volker Braun

C'est quoi le programme ? demande Flick à tout bout de champ, c'est quoi le prochain boulot ? Flick est un homme à tout faire qui n'a plus rien à faire. Réparateur de choc, ouvrier modèle, il a passé sa vie à écumer les mines de lignite de la Lusace, en RDA. Mais depuis la chute du Mur, les mines ferment, les machines sont à l'arrêt, et Flick est viré. Déboussolé, Flick va pointer à l'Agence pour l'emploi : il veut du travail, on lui donne des jobs, il veut agir, on lui demande de se calmer. C'est un homme d'action, prêt à intervenir, à foncer dans le tas, faire quelque chose. Du coup, il enchaîne les missions les plus rocambolesques, au risque de faire du dégât, le boulot n'étant pas toujours livré avec son mode d'emploi. Armé de son casque rouge, ses mousquetons, sa corne d'appel, flanqué d'un petit-fils à capuche sympathique mais flemmard, il écume, lui le réparateur, toutes les formes du travail contemporain : cueilleur de fraises, gardien d'oeuvres d'art, tronçonneur municipal... Don Quichotte contemporain, il franchit les frontières, participe à tout, se fâche avec tout le monde, sans jamais perdre son irrépressible envie de travailler. Volker Braun signe ici une fable explosive, où le travail est tout aussi aliénant quand on en a que quand on n'en a pas ; son Flick, vieux de la vieille, fanatique du boulot, est le parfait représentant de ce grand bousillage que nous vivons aujourd'hui.

Par Volker Braun
Chez Editions Métailié

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Genre

Littérature étrangère

 

où rien de particulier ne se passe

et où l’on ignore si les choses avancent

La Basse-Lusace fume aujourd’hui, paisiblement allongée, paysage qui fut traversé par le travail, contrée renommée, ô combien tirée d’affaire, abandonnée par les équipes et les machines, on n’y voit que terrils, ruines désertées, sols ré-envahis par la végétation, dernier tableau d’une grande époque. On y a comme qui dirait brouté ce qu’il y avait et fait son beurre ; jusqu’aux routes qui se sont fait la malle. On y trouve des lieux disparus qui sont sur les cartes mais pas sur place parce que la place ne rendait plus rien et ne promettait plus rien (sinon, bien sûr, le jour venu : “calme”, “repos” et tout le tralala), grise et inutile comme les valleys du pays de Galles. Maintenant l’homme n’intéressait plus la terre, elle le connaissait (qu’est-ce qui pouvait encore arriver), elle lui battait froid et soufflait. Pas d’autre bruit que celui des corbeaux, plus de slogan que celui pissé par la pluie. La nature était laissée à elle-même et travaillait désormais seule ; lentement, péniblement, sérieusement, comme jamais un État ne le ferait. Elle récupérait le pays, les villages-croupion, des restes de routes ; tout ce qui était à l’abandon, elle l’agglomérait, lui conférant ce très généreux statut de verdure attrape-poussière. – Mais les gens, eux, ils en étaient où ?

Pas bien loin naturellement, bien que rien ne fût amarré et que tout se mît à glisser, ce pour quoi d’ailleurs quelques types renforçaient les talus. On faisait justement couler l’eau dans les profondes fosses – ces trous où les villages avaient disparu et tandis que j’écris cette histoire à dormir debout et au cas où on me l’achèterait… et avant qu’ils arrivent au bout de ma prose, les lacs seront pleins au ras bord, et le paysage, et le lecteur… euh le paysage sera métamorphosé.

Moi aussi, l’homme en général – ça y est, je le dis et je respire un grand coup – m’indiffère ; par nature, je suis attaché au détail (l’auteur le sait bien… il faut qu’il y ait dans ce qui doit provoquer un rire débridé quelque chose d’insensé à quoi l’entendement ne saurait se complaire). L’homme dont nous nous préoccupons ici, bien qu’il soit d’un âge avancé où l’on n’espère plus trouver facilement une occupation, fut au meilleur de sa vie ce qu’on nomme unexpert ; on l’appelait dans l’urgence, quand le travail coinçait, si souvent qu’il était connu de toute la corporation des mineurs. Il perdit son travail – mais non, il n’a pas perdu, on le sait, ne fût-ce qu’un jour, une heure, alors comment aurait-il pu bousiller son métier ? M. Flick, contremaître de son état – son état qui fait de lui l’Homme de Lauchhammer – a été licencié alors qu’il n’avait pas encore soixante ans, réexpédié à la maison comme le premier OPvenu. Sa tête et ses os étaient usés, mais justement de ce fait utilisables et mobiles, cependant on lui enleva des mains toute sa quincaillerie. Les gros engins, eux, étaient bien arrêtés, mis au rancart ; le moyen pour un homme, dans ces conditions, de continuer à marcher ? Flick lui-même n’avait rien eu à voir avec le travail fait, jour après jour pas plus que nuit après nuit ; son nom devenu légendaire renvoyait non pas à des records de production par équipe, mais aux pannes. À toute heure du jour et de la nuit, Flick s’était trouvé sur place chaque fois qu’une catastrophe éclatait et qu’un excavateur avait un gros pépin. Les gars étaient encore en train de glandouiller tout autour que, fendant l’air, il était déjà là et avait jaugé la situation. Son apparition à elle seule suffisait à calmer la troupe ; elle retrouvait son sérieux et suivait ses ordres.

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trad. Jean-Paul Barbe
02/05/2014 213 pages 22,00 €
Scannez le code barre 9782864249566
9782864249566
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