À Valérie, qui l’a vécu au quotidien.
Trois ans avec Derrida
En août 2007, je me suis lancé dans l’écriture d’une biographie de Jacques Derrida. Pendant trois ans, j’ai consacré l’essentiel de mon temps à ce projet, avec une constante passion.
Parallèlement, dans de minuscules carnets, j’ai consigné les étapes de cette recherche : les rendez-vous et les lectures, les découvertes et les fausses pistes, les réflexions et les doutes que faisait naître ce travail. Cela pourrait être le journal d’un voyage ou du tournage d’un film, d’un deuil ou d’une campagne électorale ; ou le carnet d’enquête d’un sociologue.
Chronique d’une expérience, ce livre s’est écrit comme de lui-même, sans que je sache où il me conduirait. Il m’a accompagné de la première idée à la rédaction des derniers chapitres ; il pourrait se prolonger bien au-delà. Ce n’est pas un journal intime : presque rien ne transparaît dans ces pages du reste de ma vie, ou même de mes autres travaux.
Bien qu’ils puissent se lire de manière tout à fait indépendante, ces Carnets d’un biographe accompagnent Derrida qui paraît au même moment chez le même éditeur. J’ai voulu que les deux ouvrages ne se recoupent pas. Lorsque j’évoque les rencontres avec les témoins, le contenu même des entretiens n’intervient que de manière très allusive. Ce sont mes impressions que je livre, les à-côtés de la conversation, les fréquents effets d’après-coup. Ce qui se dessine peu à peu, pendant ces Trois ans avec Derrida, c’est le lien intense et étrange qui s’établit entre le biographe et son sujet.
Déjeuner avec Sophie Berlin, mon éditrice chez Flammarion, dans un restaurant à l’ancienne que je ne connaissais pas : Roger la Grenouille, rue des Grands-Augustins. Pendant le repas, nous parlons agréablement de choses et d’autres, sans discuter directement de mes projets d’écriture. Elle n’évoque qu’après le café l’idée que je me lance dans une nouvelle biographie. Il est devenu clair que je n’écrirai pas le Magritte, et Jérôme Lindon, qui m’aurait tenté, est infaisable sans l’appui d’Irène, sa fille. Une autre personnalité pourrait-elle me tenter ?
D’instinct, je voudrais quelqu’un dont les archives soient déposées à l’IMEC – l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine – où les conditions d’accès aux documents m’avaient semblé idéales quand j’y avais filmé de grands entretiens avec Alain Robbe-Grillet. Mais pour éviter un pur travail d’archiviste, j’aimerais aussi rencontrer des témoins, avoir affaire à du vivant : il faudrait donc une personnalité assez contemporaine. J’aurais volontiers travaillé sur Barthes, si une biographie n’existait déjà. Godard me passionnerait si son hostilité n’était à ce point prévisible. Sophie lance le nom de Derrida, qui me séduit d’emblée : je l’ai beaucoup lu depuis mes années étudiantes, un peu connu à l’époque où il écrivait la postface de l’album photographique Droit de regards que j’avais réalisé avec Marie-Françoise Plissart ; il a toujours compté pour moi, plus qu’aucun autre philosophe. Mais j’entrevois aussi les difficultés du projet : l’immense bibliographie, la technicité des textes, la plongée dans un monde qui n’est que très partiellement le mien. Je demande à réfléchir quelques jours.
Extraits
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