#Roman francophone

L'Irréaliste

Pierre Mérot

"Je rêve d'un livre qui ne finirait pas. Parfois, je n'arrive pas à abandonner un chapitre. J'ajoute une virgule. Je change un mot. Juste pour être encore avec lui. Comme on reste encore un instant parmi les hommes. Dans leur vie. Dans leur chaleur. Comme on embrasse sans fin une femme sur un quai de gare. Il y a des chapitres qui sont de petites tombes illuminées, vivantes et affectueuses. On s'y sent bien. On voudrait y rester toujours. Quand je fais l'amour avec Oblomova, quand je repose sur son ventre, quand tout est accompli, elle me prie de rester encore. Elle voudrait me tenir dans ses bras jusqu'à la fin des temps. Tu crois que les hommes s'entretuent parce qu'ils savent qu'ils vont mourir? " Un éditeur fou ordonne à un auteur de quarante-quatre ans d'écrire un roman réaliste pour la rentrée littéraire. Mais à quoi bon raconter la vie d'un modeste prof au lycée Waterloo, incapable d'aimer la sublime Oblomova? Pierre Mérot n'en fait qu'à sa tête dans cette épopée moderne, fuite jubilatoire dans l'alcool et l'amour idéal, l'humour et la littérature.

Par Pierre Mérot
Chez Flammarion

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Editeur

Flammarion

Genre

Littérature française

« J’avais un petit chat tout roux. On l’appelait le chat juif. […] C’était l’être le plus poli, une politesse naturelle, un prince. Il venait nous saluer, les yeux tout engourdis, quand on rentrait au milieu de la nuit. Il allait se recoucher en titubant. Le matin, il nous réveillait pour se coucher dans notre lit. […] Il avait très peur de l’aspirateur, c’était un chat poltron, un désarmé, un chat poète. On lui a acheté une souris mécanique. Il s’est mis à la renifler d’un air inquiet. Quand on a tourné la clef et que la souris s’est mise à marcher, il a craché, il s’est enfui, il s’est blotti sous l’armoire. Quand il a grandi, des chattes rôdaient autour de la maison, lui faisaient la cour, l’appelaient. Cela l’affolait, il ne bougeait pas. On a voulu lui faire connaître le monde. Nous l’avons mis sur le trottoir près de la fenêtre. Il était atterré. Des pigeons l’entouraient, il avait peur des pigeons. Il m’a appelé avec désespoir, gémissant, tout collé contre le mur. Les animaux, les autres chats étaient pour lui des créatures étranges dont il se méfiait ou des ennemis qu’il craignait. Il ne se sentait bien qu’avec nous. Nous étions sa famille. Il n’avait pas peur des hommes. Il sautait sur leurs épaules sans les avertir, leur léchait les cheveux. Il croyait que nous étions des chats et que les chats étaient autre chose. Un beau jour, tout de même, il a dû se dire qu’il devait sortir. Le gros chien des voisins l’a tué. Il était comme une poupée-chat, une poupée pantelante, l’œil crevé, une patte arrachée, oui, comme une poupée abîmée par un enfant sadique. »

Eugène IonescoLe Roi se meurt

 

 

Au risque de passer pour un plagiaire, je peux dire que ça a débuté comme ça. J’avais perdu mon chat en juin, le 16 précisément. Le 16 est également le jour où je me suis posé sur cette planète admirable, par le truchement d’une vulve réjouie, rue des Martyrs évidemment. Il n’est pas exclu que mon inconscient harmonieux et pervers n’ait prolongé d’un ou deux jours l’agonie du félin pour que les dates coïncident. C’est du moins ce que j’ai remarqué après, avec un frisson de joie et d’angoisse. Perdre son compagnon domestique présente d’innombrables avantages : on peut fermer les portes sans entendre d’atroces miaulements, la cuisine ne sent plus l’urine ni la merde, les poils disparaissent, on est enfin chez soi. Bien sûr, on est inconsolable. Perdre un compagnon humain offre sans doute les mêmes avantages. En tout cas, être inconsolable peut devenir le but d’une vie. J’avais donc commencé un conte dans lequel je grimpais au paradis après quelques abus de boisson. Je retrouvais là-haut mon félin favori. C’était une histoire admirable, pleine de tendresse, etc.

Quand j’ai montré mon joli conte à Cheval Fou, j’ai senti des réticences polies. Cheval Fou est mon éditeur. « J’ai bien aimé quatre phrases ! » m’annonça-t-il dans son bureau. C’étaient les plus mauvaises. Par ailleurs, j’avais écrit dix pages. « Comprends-tu mon chéri ? les gens veulent qu’on leur parle de la réalité ! » Et il cita Molière en sortant un Coca-Cola de son frigo : « On veut que ces portraits ressemblent, et vous n’avez rien fait, si vous n’y faites reconnaître les gens de votre siècle. — Je préfère une bière… osai-je. — Ah ! fit-il avec des larmes étincelantes, voici la splendide Marina ! » Une fille en minijupe était entrée dans le bureau. Cheval Fou la prit sur ses genoux et poursuivit : « À notre époque, seuls les écrivains réalistes méritent le titre d’écrivains ! » La fille commença à lui lécher les oreilles. Je me souvins que Marina était une jeune écrivain réaliste : elle avait posé en slip sur la couverture d’un livre intitulé Blowjob. Dans l’une de ses nouvelles, elle décrivait minutieusement la rencontre éblouissante de sa chatte avec une selle de vélo. Je me souvenais en particulier d’une phrase extraordinaire : « Ce jour-là, je ne portais pas de culotte sur mon vieux vélo. » La langue de Marina avait disparu dans l’oreille de Cheval Fou. J’eus peur qu’elle n’y restât coincée. J’aurais dû les accompagner à l’hôpital. « Les hôpitaux sont des lieux très réalistes », pensai-je. Cheval Fou s’enflamma : « Elle a déjà vendu huit mille slips ! » On frappa à la porte. « Ah ! Voici Amazonia ! Entre donc Amazonia, nous parlons de littérature ! » Amazonia s’assit sur le deuxième genou de Cheval Fou. C’était une grande fille triste et belle. Elle venait de publier Total Fuck ! « Avec un point d’exclamation », précisa-t-elle. Enfin, c’est ce que je crus comprendre, parce qu’elle farfouillait dans la deuxième oreille de Cheval Fou. « Je vais prendre une autre bière… » annonçai-je en baissant les yeux. « Ah ! ah ! Les filles, je vous présente l’oncle, le fameux buveur ! » Quand on frappa une troisième fois à la porte, je renversai la moitié de mon verre sur une pile de manuscrits. Il n’y avait plus de place sur les genoux de Cheval Fou. Lola et Lolita grimpèrent sur Marina et Amazonia. Puis ce furent Eurasia, Ecstasya, Etcetera… Derrière les manuscrits, au milieu d’un incroyable entassement de corps, Cheval Fou agitait les bras : « Comprends-tu, mon chéri ? Nous voulons des textes réalistes ! — Oui ! Oui ! cria Partouzia qui avait rejoint le sommet de la pile. Faites-nous un texte réaliste ! » Je quittai le bureau à reculons. Dans ma tête retentissaient quelques miaulements plaintifs.

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26/08/2005 208 pages 18,30 €
Scannez le code barre 9782080687784
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