Durant l’été 1945, des milliers de soldats américains prennent d’assaut le port du Havre. La guerre est finie et les GI attendent un bateau pour rentrer chez eux. Un an plus tôt, les Alliés ont libéré la région du contrôle allemand. Les habitants sont reconnaissants, mais ils ont désormais le sentiment de se retrouver dans une ville pratiquement occupée par ses libérateurs. Le Havre est en état de siège, déplore le maire Pierre Voisin dans une lettre adressée au colonel Weed, le commandant américain de la région. Les honnêtes citoyens de sa ville ne peuvent plus se promener dans le parc ou se recueillir sur les tombes de leurs morts sans tomber sur un GI qui fricote avec une prostituée. La nuit, des soldats ivres errent dans les rues en quête d’aventures sexuelles et les femmes « respectables » ne peuvent plus sortir seules. Non seulement on assiste jour et nuit à des « scènes contraires à la décence », se plaint Voisin, mais « des spectacles scandaleux s’offrent ainsi à la vue de la jeunesse, ce qui est intolérable ».
Le maire a bien envoyé des policiers faire des rondes dans les parcs : les GI n’en ont cure. Il a essayé de mettre les prostituées dans des trains pour Paris, mais les femmes, les poches pleines d’argent, sont descendues à la gare suivante et revenues en taxi. Il envoie donc une nouvelle lettre à Weed. Les Américains pourraient-ils construire un bordel réglementé au nord de la ville ? Voisin suggère qu’ils installent des tentes spéciales dans un endroit facilement accessible depuis leurs camps. Le bordel serait supervisé par la police militaire [MP] et par du personnel médical américains, afin de garantir que le commerce sexuel ne pose pas de problèmes de santé et reste discret. Les prostituées seraient soignées et les maladies vénériennes diminueraient. La ville pourrait se remettre à vivre normalement.
Voisin perd son temps. Dans sa réponse, Weed décline toute responsabilité : la prostitution, c’est le problème du maire, pas le sien. Si les prostituées sont malades, les GI n’y sont pour rien. Il est hors de question que l’armée américaine se mette à réglementer la prostitution. Le haut commandement ne le permettrait pas, d’abord et avant tout parce qu’il redoute que les journalistes ne s’emparent de l’affaire et que les citoyens américains n’entendent parler des turpitudes de leurs soldats. Weed fait tout aussi peu de cas du problème croissant que posent les maladies vénériennes. Il promet bien vaguement de fournir du personnel médical, mais sa promesse ne sera pas suivie d’effet. Voisin doit donc bientôt écrire une troisième lettre, adressée cette fois-ci au sous-préfet, pour réclamer de l’argent. Les fonds municipaux sont quasiment épuisés, les services de vénérologie débordés, les femmes malades n’ont nulle part où aller. Que doit faire le maire ?
Weed n’est pas le seul commandant américain à avoir opposé une fin de non-recevoir aux Français sur ces questions. Comme beaucoup d’officiers, il pensait probablement que les habitants ne remarqueraient même pas les scènes de sexe en public. Pourquoi ce spectacle les aurait-il dérangés ? Le sexe n’était-il pas une spécialité française ? De fait, les GI ont grandi avec les récits des aventures de leurs pères, qui ont combattu en France en 1917-1918. Ces récits, qui font la part belle aux aventures sexuelles, ont amené toute une génération d’hommes à voir la France comme le pays du vin, des femmes et des chansons. En 1944, le dessinateur Bill Mauldin joue sur ces récits des pères en montrant un soldat qui s’exclame : « C’est la ville dont mon vieux m’a parlé » (ill. 1). Dans les mois qui précèdent et qui suivent le Débarquement, la propagande militaire ressuscite tout un ensemble de stéréotypes pour une seconde génération de soldats. Moyennant quoi, les troupes sont persuadées que la France est « un gigantesque bordel dans lequel vivent 40 millions d’hédonistes qui passent leur temps à manger, à boire et à faire l’amour », pour reprendre les mots de Joe Weston, journaliste au magazine Life.
Extraits
Commenter ce livre