Je me rappelle un soir à Venise avec Octavio Paz. Nous nous étions demandé pourquoi nous écrivions, nous avions décidé que c’était pour ne pas mourir. Je me rappelle avoir dit : « Pour mourir un peu moins. »
Viviane Forrester, Rue de Rivoli
J’ai d’abord connu Viviane Forrester de vue, de façon épisodique, au hasard, dans les premières années de ma découverte de Paris (approximativement les années de Rue de Rivoli. Journal, 1966-1972). Elle était alors à mes yeux une femme que j’apercevais, ou croisais, à l’occasion de cocktails littéraires – le rituel cocktail des Éditions du Seuil, par exemple, tard ouvert sur la nuit, l’ivresse et la proche perspective des vacances – ou bien à des fêtes chez des amis : je pense en particulier, et non sans tristesse, à Jean-Noël Vuarnet, rue Servandoni, dans l’immeuble même où habitait Roland Barthes, non loin de l’adresse de Roberte et Pierre Klossowski et à deux pas des éditions Christian Bourgois, rue Garancière. J’aimais la voir apparaître, sa haute et souple silhouette, sa chevelure brune, son élégance de noir et blanc – sa manière d’être à la fois attentive à la scène du monde, en faisant partie, et cependant subtilement distante, se contentant de passer. Une voyageuse, me disais-je, et j’ai continué de la considérer comme telle, même quand j’ai appris par elle et lu qu’à cette époque elle ne quittait quasiment pas Paris. Je devinais en elle un savoir de la mondanité, une façon d’y être comme en promenade, tranquillement seule. Il y avait aussi sa voix, merveilleusement modulée, teintée d’un grain d’étrangeté, sa façon de laisser une phrase se continuer, se perdre, s’évaporer en un rire léger. Une voix de sensibilité, d’intelligence et d’ironie. Je l’écoutais en conversation avec Jean-Noël Vuarnet, le philosophe-poète des Saintes et des belles Dames, l’« envoûteur envoûté », selon sa juste formule dans le texte qu’elle lui consacre.
Lorsque je me rappelle ces années de travail et de fêtes, de questionnement, où ne cessaient de se mêler temps créateur et temps perdu, me reviennent des impressions de début d’été, d’excitation dans l’air, d’une envie de parler communicative, infatigable. Cette fièvre passait des uns aux autres entre appartements bourrés de livres, cinémathèques, comptoirs de bistrots. Bribes d’histoires, de commentaires, conversations émaillées de titres de livres, de noms d’écrivains, de cinéastes, de philosophes. Paroles débridées. La fête s’éparpillait, le film s’achevait, les discussions vagabondaient du côté du jardin du Luxembourg, vers le Flore, ou la place Saint-Sulpice, au café de la Mairie, ce lieu rendu mythique par Nightwood, Le Bois de la nuit, de Djuna Barnes, laquelle explorait l’avant-garde artistique et les nuits cosmopolites de Paris dans les années 1920. Djuna Barnes, cette étonnante déchiffreuse des « hiéroglyphes du sommeil et de la douleur », ce personnage tragique, dont Viviane Forrester souligne le geste de retrait vis-à-vis d’« une certaine légende : celle d’une femme dont la beauté patricienne défiait les modes, comme son élégance, son chic, et qui pourrait figurer aujourd’hui encore sur une couverture de Vogue. L’écrivain Barnes ne se réduit pas à l’image artificielle qu’elle projetait et derrière laquelle, sans doute, elle prenait déjà ses distances » (Mes passions de toujours).
Extraits
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